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Qui apporte la peste ? Variations sur l’imaginaire du maître en psychanalyse
Anouck Cape
Freud, Jung et Ferenczi sont sur un bateau – celui qui s’apprête à accoster à New-York le 29 août 1909. C’est le premier voyage de Freud en Amérique, et son dernier. Souverainement il se tourne vers Jung et déclare : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste. » La concision acérée de la métaphore confère à la formule la puissance d’un slogan. Le mot, répété à l’envi, a fait le tour du monde et des bibliothèques, confortant la psychanalyse dans une position d’adversaire des conformismes et dans les illusions qu’elle se plaît à revendiquer. Lacan le premier mentionne en 1955 l’anecdote qu’il affirme tenir de Jung, sans préciser quand ni dans quelles circonstances elle lui a été transmise.
Jones, le premier et très officiel biographe de Freud qui l’attend alors à New-York, curieusement ne souffle mot de cette scène, non plus que Ferenczi ni Jung lui-même, pourtant peu avare de confidences puisqu’il écrivit ses mémoires dans lesquels il mentionne ce fameux voyage en Amérique. Mais de peste prophétique, point ; chez des témoins ultérieurs proches de Freud, de Ferenczi ou de Jung, aucune mention de la sentence supposément délivrée par le fondateur de la psychanalyse hormis chez Lacan. Une abstention d’autant plus étonnante qu’en 1955 Jung est encore vivant et que dès l’année suivante, il commence à préparer l’écriture de son autobiographie.
Impossible donc d’identifier avec certitude le contexte exact de l’oracle freudien, non plus que celui de sa transmission. Nulle trace dans les histoires officielles de la psychanalyse contemporaines de Freud, dans ses archives, aucun témoignage direct. Aurait-il été inventé pour le bien de la cause ? C’est l’hypothèse d’Elisabeth Roudinesco qui suppose, pour sa part, que la fameuse phrase est une invention de Lacan[1]. C’est aussi la nôtre.
Il ne s’agit cependant pas de voir en Lacan un affabulateur délibéré mais bel et bien de supposer qu’il commit cette erreur de bonne foi, autrement dit de considérer l’anecdote de la phrase apocryphe de Freud comme un faux souvenir, c’est-à-dire un acte de l’inconscient. Acte dont le sens engage celui qui le produit mais aussi, dans ce cas très précis, ceux qui l’accréditent : il est en effet extrêmement curieux que ce mot ait été ainsi propagé sans que jamais en soit interrogée la provenance ni questionnée la vérité. Se dévoile ainsi un rapport de la psychanalyse à l’autorité que l’on peut considérer comme problématique. Une exploration précise de l’histoire psychanalytique conduira à reconsidérer le sens inconscient de cette formule. Comme dans un rêve qui se déploie, elle délivre son message par fragments. Comme dans un rêve également, la chronologie se défait et se recompose. On retiendra trois moments décisifs : 1909, année du voyage de Freud à New-York marquant les prémices de sa rupture avec Jung, et 1933 et 1954, années lors desquelles Lacan a rencontré ce dernier. Et quatre personnages principaux : Freud, Jung, Lacan et Dalí.
1909
Freud semble avoir abordé New-York dans un état d’esprit tout à fait confiant. Il écrit dans Ma vie et la psychanalyse :
J’avais alors 53 ans, je me sentais jeune et bien portant, le court séjour dans le Nouveau Monde fit certes du bien au sentiment de ma propre valeur ; en Europe je me sentais comme mis au ban ; ici je me voyais accueilli par les meilleurs comme leur égal. Lorsque je gravis l’estrade à Worcester, afin d’y faire mes « Cinq conférences sur la psychanalyse », il me sembla que se réalisait un incroyable rêve diurne. La psychanalyse n’était donc plus une production délirante, elle était devenue une partie précieuse de la réalité[2].
Il ne mentionne pas la fameuse phrase concernant la peste, mais Elisabeth Roudinesco a découvert le fin mot de l’histoire dans les archives Sigmund Freud déposées à la Library of Congres. Selon Jung, Freud se serait exclamé en arrivant à New-York : « Si seulement ils savaient ce que nous leur apportons…[3] ». Le témoignage date de 1953, il est donc fort possible que Jung ait rapporté ces mêmes mots à Lacan, qui en aurait fait… ce que l’on sait. La phrase rapportée par Jung marque la conscience d’un décalage entre les attentes supposées des Américains et la réalité de la proposition freudienne. Jubilation ? Inquiétude ? La tonalité de Freud est ambiguë. Elle est loin, en tout cas, de la flamboyante formule lacanienne.
La phrase rapportée par Lacan est, elle, instantanément mémorable. Peut-être, tout d’abord, parce qu’elle évoque en français le verset de l’Évangile selon Saint Luc : « Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Mais aussi parce que la peste est le symbole puissant des calamités accablant l’humanité, souvent en châtiment de ses fautes – de ses transgressions. Par quels détours, donc, passe-t-on de la phrase prononcée par Freud à celle inventée par Lacan ?
Le voyage à New-York de 1909 marque, selon le témoignage de Jung, un tournant dans ses relations avec Freud[4]. Lors du passage par Brême, alors que Jung manifeste sa curiosité pour les momies conservées dans les marais, Freud exaspéré par cette fascination s’évanouit pendant la conversation. Jung commente : « Plus tard, il me dit avoir été persuadé que ce bavardage à propos des cadavres signifiait que je souhaitais sa mort. » Alors que Freud le considère comme son successeur, le voyage en Amérique initie une fêlure dans les relations entre les deux hommes :
Nous étions tous les jours ensemble et analysions nos rêves. […] Freud eut un rêve, dont je ne suis pas autorisé à dévoiler le thème. Je l’interprétai tant bien que mal et j’ajoutai qu’il serait possible d’en dire bien davantage s’il voulait me communiquer quelques détails supplémentaires relatifs à sa vie privée. À ces mots, Freud me lança un regard singulier – plein de méfiance – et dit : « Je ne puis pourtant pas risquer mon autorité ! » À ce moment même, il l’avait perdue !
Un autre rêve de Jung entérine le fait. Il se situe plus tard, en 1911 et se déroule à la frontière de l’Autriche (pays de Freud), et de la Suisse (pays de Jung) :
C’était vers le soir, je voyais un homme d’un certain âge revêtu de l’uniforme des douaniers de la monarchie impériale et royale. Un peu courbé, il passa près de moi sans m’accorder attention. Le visage avait une expression morose, un peu mélancolique et agacée. D’autres personnes étaient présentes et l’une d’elles me fit savoir que ce vieillard n’était pas du tout réel, c’était l’esprit d’un employé des douanes mort des années auparavant. « Il est de ces hommes qui ne pouvaient pas mourir », disait-on.
Jung analyse ainsi son propre rêve : la douane représenterait la censure, la frontière renvoie à celle qui sépare conscient et inconscient, mais aussi à celle qui existe entre les théories de Freud et celles de Jung. Le contrôle à la frontière représenterait l’analyse : « Le vieux douanier avait, semble-t-il, eu si peu de joie et de satisfaction dans sa carrière que sa philosophie avait grise mine. Je ne pus écarter l’analogie avec Freud. »
Ainsi dès 1909 la question de l’avenir de la psychanalyse s’entremêle, de manière inextricable, aux difficultés suscitées par l’autorité du maître face à son disciple avide de reconnaissance tout autant que d’émancipation. On sait qu’en 1913 Freud reniera Jung, qui paiera ainsi le prix fort pour son émancipation.
1933
La rencontre avec la psychanalyse, pour Lacan, s’est faite parallèlement à sa fréquentation du groupe surréaliste, aux alentours de 1927, précisément quand Dalí s’installe à Paris. Il se trouve que le peintre n’est pas sans rapport avec la psychanalyse. Grand lecteur de Freud, il explore au tournant des années trente le champ de la paranoïa dans le cadre d’une théorie qu’il nomme paranoïa-critique. Il la définit essentiellement comme un processus actif, systématique, transmissible, et fondé sur un mécanisme associatif, propositions théoriques qui anticipent celles formulées par Lacan dans sa thèse en 1932, exemplaire illustration de cette remarque de Freud :
[Les artistes] nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées par la science[5]
Dalí se lance alors dans une « conquête de l’irrationnel » dont le caractère programmatique ne le cède en rien aux ambitions de la psychanalyse, qu’il met d’ailleurs amplement à contribution. Dans une conférence donnée à Barcelone en 1930 il présente les principaux éléments de sa théorie naissante et en vient à proposer une définition de la paranoïa comme entité psychopathologique :
Il faut insister sur la perspicacité particulière de l’attention dans la paranoïa, reconnue d’ailleurs par tous les psychologues, forme de maladie mentale qui consiste à organiser la réalité de manière à l’utiliser pour le contrôle d’une construction imaginaire[6].
Son approche montre combien il s’est déjà éloigné de la nosologie psychiatrique ; jamais en effet cette dernière n’a défini la paranoïa en de tels termes. Le lexique employé (organiser, contrôler), la hiérarchie des concepts en place (l’imaginaire dominant la réalité) trahissent bien plutôt l’orientation du projet dalinien, et une première attaque du concept de paranoïa par la paranoïa-critique elle-même. Elle préfigure aussi ce que Lacan formalisera bien plus tard, en 1955 : la paranoïa comme maladie de l’imaginaire[7]. Et il faudra attendre les années soixante pour que Lacan mentionne les travaux sur le « dessin paranoïaque » de Dalí. Il commence à le revendiquer comme son ami au détour de son séminaire sur le transfert en 1961[8], mais ils se sont en fait rencontrés dès le début des années 1930 et ont tant échangé autour de la paranoïa que les théories du peintre pourraient bien avoir souterrainement irrigué la thèse du psychiatre.
Dalí s’empare du mot paranoïa à de toutes autres fins que diagnostiques. Dans la droite ligne des activités surréalistes sur le rêve, l’automatisme et l’hypnose, le peintre cherche à transformer son rapport au monde. Il s’agit de s’emparer du délire comme d’une puissance d’agir. La paranoïa n’est plus une pathologie mais un mécanisme actif, activable par tout un chacun, et susceptible de produire certains effets. C’est ce mécanisme comme force et pouvoir qu’il s’agit de comprendre, de théoriser et d’utiliser.
Dalí expérimente, tant sur le plan visuel que verbal. Il tente en 1930 d’identifier ce qui, dans la paranoïa telle qu’il l’entend, peut être mis au service d’une activité productrice de sens. Elle l’intéresse pour deux raisons : sa cohérence[9], et sa transmissibilité, le deuxième fait découlant directement du premier. Contrairement par exemple à l’hallucination ou au délire schizophrénique, rigoureusement enclos dans l’espace infranchissable de la perception privée, le délire paranoïaque conserve une structure rationnelle lui permettant d’être compris, c’est-à-dire partagé.
Pour Dalí, la paranoïa « se sert du monde extérieur pour faire valoir l’idée obsédante, avec la troublante particularité de rendre valable la réalité de cette idée pour les autres ». La réalité du monde est ainsi « mise au service de la réalité de notre esprit ». Non seulement la paranoïa a le pouvoir de soumettre la réalité au fantasme, mais sa logique interne lui confère encore une capacité de communication qui la rend infiniment dangereuse et destructrice pour l’univers réel. Elle n’est plus envisagée comme une maladie, un déficit, mais une faculté proliférante de l’esprit, susceptible d’être mise au service de ses capacités créatrices. Aussi sera-t-elle à l’origine d’une ample production théorique, poétique et plastique.
Dans le même temps Lacan se consacre lui aussi à l’étude de la paranoïa qu’il choisit pour thème de sa thèse de médecine, et prend rendez-vous avec Dalí pour discuter de ses travaux. Maints commentateurs signalent cette rencontre, qu’il est impossible de dater avec exactitude mais qu’on peut situer approximativement en 1930[10]. Dalí relata dans sa Vie secrète que suite à la publication de « L’Âne pourri », Lacan lui aurait téléphoné pour solliciter une entrevue et discuter de son texte. Entamant « une discussion technique très serrée[11] », ils furent tous deux surpris de constater combien leurs points de vue convergeaient et parlèrent de paranoïa pendant deux heures. La question d’une éventuelle influence réciproque ne manque donc pas de se poser.
Dans les récits ultérieurs qu’ils firent de cette rencontre, chacun s’attribua le mérite d’avoir influencé l’autre, comme en témoigne cette anecdote racontée par le docteur Ferdière :
Quand je suis arrivé à lui parler, je lui ai dit : « Dalí, vous avez bien connu Lacan ? » Il m’a dit : « Lacan ? C’est moi qui ai fait sa thèse ! » Le lendemain […] j’attrape Lacan et je lui dis : « Dis donc, tu as été très lié avec Dalí, toi ? C’est important du point de vue historique. Est-ce que ça t’ennuierait de dîner un de ces soirs avec lui ? » « Mais quand tu voudras ! Mais tu sais, Dalí, c’est moi qui lui ai donné son titre pour toute son œuvre : la « paranoïa critique », c’est de moi qu’il l’a prise[12] !
Tout témoignage donné si tardivement au regard des événements doit évidemment être pris avec des pincettes – surtout dans le cas de personnalités aussi histrioniques que celles de Lacan, Dalí et Ferdière ; on trouve en 1976 une autre trace écrite de ces investigations dans une lettre de Lacan à Ferdière, probablement plus représentative de son état d’esprit : « Je ne me souviens plus de la paranoïa critique, mais Dalí est si astucieux (je l’ai revu à New York) que je peux lui faire crédit. Je n’écris pas longuement. Tout cela m’emmerde[13]. »
Selon Dalí, c’est évidemment le peintre qui aurait endoctriné le psychiatre ; position aujourd’hui retenue par de nombreux chercheurs pour qui Dalí aurait inspiré Lacan sur plusieurs points et lui aurait notamment donné l’idée que l’interprétation paranoïaque ne serait pas consécutive, mais consubstantielle au délire – l’un des aspects les plus novateurs de la thèse La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité puisque la psychiatrie considérait alors que le délire survenait suite à une interprétation fausse. Lacan dans sa thèse s’oppose vivement à cette « prétendue fausseté du jugement congénitale[14] ». Dalí de son côté, dès ses premières approches de la paranoïa, ne dissocie pas le délire de l’interprétation, et parle d’« associations délirantes » initiales.
Ainsi donc, en 1933 Dalí, en pleine création paranoïaque-critique, multiplie les textes et les tableaux et prend une telle place dans le mouvement surréaliste qu’André Breton commence à en être contrarié. Lacan de son côté, qui vient de soutenir sa thèse, rompt avec son ancien maitre Gaëtan Gatian de Clérambault et change d’allégeance en se rapprochant de la Société psychanalytique de Paris. Les deux hommes viennent de publier chacun deux articles sur la paranoïa dans le même numéro de la revue surréaliste Minotaure[15].
C’est aussi en 1933 que Lacan rencontre Jung pour la première fois. Les 7 et 8 octobre 1933 la Société suisse de psychiatrie tenait en effet sa quatre-vingt-quatrième assemblée autour du thème de l’hallucination. Sont présents notamment Henri Claude, Henry Ey, Carl Jung et Jacques Lacan. Ce dernier vient de soutenir sa thèse et de désavouer son maitre Clérambault, dont il réfute la position organiciste quant à l’origine des psychoses, et a commencé depuis peu sa psychanalyse avec Loewenstein, membre fondateur de la Société psychanalytique de Paris, que le jeune psychiatre cherche à intégrer et qu’il rejoint en 1934.
Dalí traverse lui aussi une période tourmentée : en même temps que sa présence dans le mouvement surréaliste est mise en question par Breton, qui convoque le groupe pour ce qui prend la forme symbolique d’un procès, la consécration arrive avec une invitation à New-York pour une exposition personnelle. En 1934 le peintre débarque pour la première fois sur le sol américain où il s’apprête à séjourner plusieurs mois. Lors de la conférence de presse organisée pour son arrivée il déclare : « Le surréalisme est un étrange poison. Le surréalisme est irrésistible et terriblement contagieux. Prenez garde ! J’apporte le surréalisme[16]. »
La coïncidence est trop belle. À 25 ans d’écart Freud puis Dalí arrivent à New-York dans l’optique tous deux de diffuser une théorie subversive. Si la phrase apocryphe de Freud rapportée par Lacan n’est pas de Freud, ne serait-elle pas l’un de ces signes souterrains attestant une nouvelle fois de l’influence de Dalí sur Lacan ?
La formule lacanienne se trouve ainsi refléter discrètement ce moment du surréalisme tiraillé, comme le mouvement psychanalytique, de tensions internes. À quoi l’on peut ajouter encore un élément : le travail d’Artaud sur la peste. Car c’est en 1933 également qu’Artaud, qui a été exclu du groupe surréaliste en 1926, prononce sa fameuse conférence seul en Sorbonne, devant une salle incrédule et scandalisée. Il y mime l’agonie, affirme la similarité d’effets du théâtre et de la peste comme « seules vérités qui comptent, et mettent l’action du théâtre comme celle de la peste sur le plan d’une véritable épidémie » et précise : « Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif ». Épidémie, délire communicatif… on entend ici comme un écho du travail dalinien sur la paranoïa. Et Artaud continue :
La peste prend des images qui dorment, un désordre latent et les pousse tout à coup jusqu’aux gestes les plus extrêmes […] tous les conflits qui dorment en nous, [elle] nous les restitue avec leurs forces et donne à ces forces des noms que nous saluons comme des symboles […]. Ces symboles […] éclatent sous l’aspect d’images incroyables qui donnent droit de cité et d’existence à des actes hostiles par nature à la vie des sociétés […]. Il se peut que le poison du théâtre jeté dans le corps social le désagrège […] mais il le fait à la façon d’une peste, d’un fléau vengeur, d’une épidémie salvatrice.
Expérience : remplacer dans ces phrases « peste » par « inconscient ». Nous voilà confronté à une vision de la psychanalyse qui n’aurait pas déplu à Lacan.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que ce texte d’Artaud influence directement l’invention lacanienne sur la peste, mais que ladite invention prend racine dans cette atmosphère culturelle, dans ces tensions internes entre consécrations et excommunications de la mouvance surréaliste, que Lacan côtoyait, et qui se concevait comme l’innovation artistique et conceptuelle majeure de son époque. Les croisements chronologiques et symboliques sont incessants. En 1938 Dalí rencontre Freud en même temps qu’il est exclu du groupe surréaliste, Artaud délirant est interné à Sainte-Anne où il est examiné par Lacan, et son existence bifurque définitivement dans la psychiatrisation.
1953
1933 marque donc un tournant dans l’œuvre et la vie de Dalí comme de Lacan, chacun s’émancipant d’un milieu professionnel dans lequel ils avaient produit leurs premières œuvres. L’année 1953 en est un autre. Le contexte initial du surgissement de la phrase attribuée à Freud par Lacan, « Il ne savent pas que nous apportons la peste », est en effet tout sauf anodin. En 1953 Lacan quitte la Société psychanalytique de Paris quand, dans le même mouvement, il commence via ses séminaires à théoriser un « retour à Freud ».
Ce départ se fait dans des conditions difficiles puisqu’il conduisit à une scission. Alors qu’il est question de créer un Institut de Psychanalyse dont la direction a été confiée à Sacha Nacht, et qui assurera les enseignements de la Société de psychanalyse de Paris, les tensions s’accumulent au point que ce dernier propose sa démission en décembre 1952. Lacan devient directeur provisoire, puis diverses tractations de politique interne le conduisent à être élu directeur de la Société de psychanalyse de Paris en 1953, mais d’une voix seulement. Deux camps opposés se sont formés, qui se disputent le pouvoir. Lacan est alors mis en accusation pour ses techniques non orthodoxes, notamment pour ses séances courtes. Peu après son élection il abandonne son analyse avec Loewenstein. Alors qu’une motion de méfiance est prononcée contre Lacan, qui mène à cette époque les analyses didactiques d’une quinzaine de candidats, soit environ un tiers des élèves de l’école, plusieurs membres de la Société psychanalytique de Paris annoncent leur démission et fondent la Société Française de Psychanalyse. Lacan leur emboîte le pas. Mais cette nouvelle Société Française de Psychanalyse n’est pas adoubée par l’Association Psychanalytique Internationale, organe officiel de la transmission freudienne. Et désormais la SPP et la SFP se disputent la formation des analystes en France.
C’est dans ce contexte que Lacan ouvre en septembre 1953 son premier séminaire consacré aux écrits techniques de Freud, et qu’il prononce une conférence à Rome[17], dans laquelle il invite les analystes à référer aux textes fondateurs plutôt qu’aux normes édictées par l’API. Ce retour à Freud se fait donc dans un mouvement de contestation et de revendication d’héritage.
Lors d’une conférence à Vienne en 1955, lieu hautement symbolique puisque Freud y résida de 1860 à son exil en 1938, et y inventa la psychanalyse, Lacan acte son « retour à Freud », à sa doctrine authentique, à sa parole, contre une psychanalyse perçue comme dévoyée au service d’une orthopédie sociale. La citation mérite d’être retranscrite dans son intégralité :
Le plus corrupteur des conforts est le confort intellectuel, comme la pire corruption est celle du meilleur. C’est ainsi que le mot de Freud à Jung de la bouche de qui je le tiens, quand invités tous deux de la Clark University, ils arrivèrent en vue du port de New York et de la célèbre statue éclairant l’univers : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », lui est renvoyé pour sanction d’une hybris dont l’antiphrase et sa noirceur n’éteignent pas le trouble éclat. La Némésis n’a eu, pour prendre au piège son auteur, qu’à le prendre au mot de son mot. Nous pourrions craindre qu’elle n’y ait joint un billet de retour de première classe[18].
Le sens conféré par Lacan à l’anecdote que, croyant répéter, il invente, est clair : Freud accostant à New-York se fantasme en démystificateur des illusions de l’american way of life. Victime de son hybris il ne voit pas qu’il s’illusionne lui-même et que sa prophétie s’inversera : c’est bien plutôt l’american way of life qui contaminera la psychanalyse et la transformera en une version abâtardie d’elle-même, l’ego psychology, dont Lacan se fera le contempteur. Rapportant cette anecdote, Lacan construit donc une image de Freud tout à la fois grandiose et déchue et se pose lui-même en détenteur d’une lucidité aussi acérée que pessimiste. Il lui appartiendrait de tirer la psychanalyse de ce mauvais pas en opérant ce salvateur retour à Freud dont il se fait le héraut.
Dix ans plus tard les conséquences de ces querelles se font encore sentir. En 1953, alors que la SFP tente de se faire adouber par l’IPA, l’une des conditions du rapport Turquet stipule que Lacan et Dolto n’en soient plus didacticiens. Les conflits ainsi réactivés entérinaient la dissolution de la SFP, qui se scinde en deux groupes : d’une part l’Association Psychanalytique de France (APF) reconnue par l’API, d’autre part l’École Freudienne de Paris (EFP) fondée par Jacques Lacan.
Le contexte d’apparition de cette phrase attribuée à Freud nous invite ainsi à la méfiance. S’il s’agit bien d’une citation apocryphe, que cache-t-elle en croyant montrer ? De quel savoir inconscient témoigne-t-elle, qu’il s’agit de dissimuler ? À quoi fait-elle écran ? Il convient désormais non plus d’assembler, mais de superposer les différentes pièces du puzzle.
L’année 1933, pendant laquelle Lacan rencontre Jung et opère un premier changement d’alliances, est aussi pour Dalí une année charnière lors de laquelle il expérimente conjointement le succès et le risque d’éviction du groupe fondateur (il sera définitivement exclu du surréalisme en 1939) – éviction subie à son tour Lacan en 1953, un an avant sa deuxième rencontre avec Jung selon Elisabeth Roudinesco[19]. Les deux rencontres avec Jung coïncident donc dans la vie de Lacan, à des remaniements théoriques et des ruptures relationnelles impactant de manière directe son implication dans le milieu psychanalytique, jusqu’à la fondation de son école.
Preuve que Lacan fut très affecté par les événements de 1953 et les conséquences qui s’ensuivirent jusqu’en 1963, il les évoque bien plus tard avec ces mots amers :
Ce fut ma tête simplement qui fut livrée comme dessous-de-table pour la conclusion d’un gentleman’s agreement avec l’IPA, dont il me faut bien indiquer ici l’incidence politique dans le procès de mon enseignement[20].
Si l’on se réfère aux souvenirs de Jung, aux événements de 1933 concernant Dalí et Lacan, et à ce que représente pour ce dernier l’année 1953, l’étrange phrase sur la peste et la psychanalyse peut s’appréhender autrement. Peut-être le faux souvenir d’une déclaration de Freud supposément rapportée par Jung a-t-il pour objectif de servir d’écran à ces événements. Mais le refoulé fait retour à travers la figure de Dalí, lui-même en route pour conquérir l’Amérique, héros victorieux d’une invention théorique puis d’une transgression qui le fait bannir du groupe surréaliste, renvoyant à Lacan le reflet en miroir de son propre positionnement dans le champ analytique. Quand le psychiatre, en 1932, envoya sa thèse au maître, il ne reçut en retour qu’un bref télégramme de remerciement. En 1938 en revanche Dalí eut l’honneur d’être reçu par Freud à Londres et ce dernier exprima alors tout son intérêt pour « l’indéniable maitrise technique[21] » (parlait-il alors de peinture ou de psychanalyse ?) du jeune Espagnol.
Ce serait ainsi autour d’une parole effectivement prononcée par Dalí, « Le surréalisme est un étrange poison. Le surréalisme est irrésistible et terriblement contagieux. Prenez garde ! J’apporte le surréalisme » que le souvenir-écran s’élaborerait, retissant les liens rompus par le refoulement. Et ce n’est sans doute pas un hasard si ce souvenir-écran prend comme cadre la scène fantasmatique de la traversée transatlantique, alors que la rivalité entre Freud et Jung est encore larvée, entre-deux-mondes encore apaisé où il est possible de croire à une transmission paisible exempte d’anathème. Telle rivalité traversa effectivement la relation Dalí-Breton (si Freud est le père le psychanalyse, Breton est quant à lui le Pape du surréalisme – son Très-Saint-Père), et Lacan ne fut pas en reste quand il s’agît de se mesurer à des figures de maître : Clérambault d’abord, Loewenstein ensuite, qui viennent comme un entrainement avant le départ de la Société de Psychanalyse de Paris et le grand retour à Freud de l’année 1953. Un « retour » comme on le sait tout sauf fidèle, qui fut bien plutôt le signe d’une réinvention totale de la théorie psychanalytique articulée autour des concepts d’imaginaire, de réel et de symbolique.
La phrase apocryphe eut un tel succès qu’on la retrouve encore en 2011 dans A dangerous method, le film de David Cronenberg représentant Sabina Spielrein, Sigmund Freud, Karl Jung et Otto Gross sous les traits respectifs et séduisants de Keira Kneightley, Viggo Mortensen, Michael Fassbender et Vincent Cassel, la beauté venant ici incarner, ou traduire, l’intelligence. Il raconte au grand public certains moments marquants des débuts de la psychanalyse et choisit justement le voyage transatlantique pour indiquer les points de tensions sur lesquels viendront achopper régulièrement les grandes figures du mouvement. Parmi eux, l’ambivalence soulevée par le statut du maître.
Fascination pour les momies et vœux inconscients de mort, Freud refusant de détailler son rêve pour ne pas écorner son autorité, Jung rêvant Freud en vieux douanier fantôme, ces trois épisodes distincts sont condensés en une seule scène dans le film de Cronenberg qui, avec une grande économie de moyens, démontre ainsi toute l’ambivalence et la lutte pour le pouvoir qui animent déjà les relations entre les deux hommes discutant sur le pont du bateau qui les conduit à New-York. Jung raconte à Freud l’un de ses rêves, que ce dernier s’empresse d’interpréter comme un fantasme de mort à son égard : le maître est supposé toujours en danger d’être destitué de sa place, tué comme le père de la horde primitive. Dans A dangerous method cette scène, qui préfigure certaines des futures difficultés du mouvement psychanalytique, précède immédiatement celle de l’augure freudien concernant la peste.
On peut désormais considérer la phrase apocryphe de Lacan comme un conglomérat, indice d’un vaste fantasme autour d’une identification au maître comme figure de l’exclu génial tour à tour endossée successivement par Artaud et Dalí, mais dont témoignent aussi, à leur manière, Freud et Jung. Car cette légende est à l’œuvre depuis Freud, qui surmonte ainsi sa déception de ne pas avoir eu de poste à l’université.
Alors que je racontais tout cela à une consœur elle m’exprima sa surprise par ces mots : « C’est fou ! cette histoire déphallicise complètement Freud et Lacan ! » Sa jubilation était palpable et quelque peu teintée de déception. Il est indéniable que je partage en partie son plaisir : tout ce qui conduit à affirmer une forme de prééminence de l’art sur la théorie psychanalytique a tendance à me mettre en joie, et la réattribution de la phrase freudienne apocryphe et mythique à Dalí me comble d’aise. J’avais plus de mal à comprendre sa déconvenue : rien de tout cela n’entame, a priori, l’intérêt des théories freudiennes ou lacaniennes. Alors ? C’est bien d’émiettement de la figure du maître qu’il s’agit. Que Lacan comme un autre eût pu être sujet à un tour de l’inconscient, tour qui mettrait à jour une relation compliquée et douloureuse à son désir de légitimité, d’autorité, de statut, cela peut être, semble-t-il, insupportable. Mais tout laisse aujourd’hui à penser que la phrase sur la peste n’a jamais été prononcée par Freud. La scène fantasmée masque une réalité inconnue, tombée dans l’oubli. Son retentissement considérable est l’indice d’un sens enfoui, qu’on ne peut que reconstruire à l’aide d’hypothèses dont la plus probable aura notre préférence. Et par un de ces coups ironiques dont l’inconscient a le secret, Lacan inventant l’anecdote sur Freud arrivant à New-York et dénonçant l’hybris du maître, contribua à la statufication dans laquelle il serait pris à son tour.
Mais pourquoi donc les psychanalystes ont-ils ainsi besoin d’un maître ? De quelle dimension imaginaire ont-ils investi les figures de Freud et de Lacan ? Pourquoi la psychanalyse, comme pratique et comme théorie, a-t-elle tant de mal à s’affranchir de ces figures tutélaires, surplombantes, supposées incontestables ?
Pourtant Freud n’a jamais apporté la peste, et peut-être sont-ce les travaux de Dalí qui, par l’entremise de Lacan, auront imprimé leur trace ineffaçable sur l’histoire mythique de la psychanalyse, dans une implacable logique paranoïaque-critique conduisant, selon son programme affiché, à « systématiser la confusion et contribuer au discrédit total du monde de la réalité[22] ».
Prenez garde !
- Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisses d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 110. ↑
- Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, [1925] 1950, p. 65. ↑
- Jung cité par Élisabeth Roudinesco, Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, 2014, p. 194. ↑
- Carl Gustav Jung, « Chapitre v : Sigmund Freud », Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, [1957] 1966, p. 194. ↑
- Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de Wilhelm Jensen, Paris, Folio, Gallimard [1906] 1986, p. 141. ↑
- Salvador Dalí, « Position morale du Surréalisme », Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, Paris, Denoël, 2004, p. 150. ↑
- « Prendre l’imaginaire pour du réel est ce qui caractérise la paranoïa », Jacques Lacan, « Séance du 8 juin 1955 », séminaire Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, livre II, Paris, Seuil, 1978, p. 315. ↑
- « Cet Arcimboldo se distingue par cette technique singulière qui a porté son dernier surgeon dans l’œuvre par exemple de mon vieil ami Salvador Dalí, qui consiste en ce que Dalí a appelé le dessin paranoïaque », Jacques Lacan, « Séance du 19 avril 1961 », séminaire Le transfert, version Staferla, p. 131 :http://staferla.free.fr/S8/S8%20LE%20TRANSFERT.pdf ↑
- « Tous les médecins sont d’accord pour reconnaître la vitesse et l’inconcevable subtilité fréquentes chez le paranoïaque, lequel […] atteint à des conclusions souvent impossibles à contredire ou à rejeter », S. Dalí, « L’âne pourri », Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, op. cit., p. 154, comme les citations suivantes. ↑
- José Ferreira, Dalí Lacan : la rencontre, Paris, L’Harmattan, 2003. ↑
- Salvador Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí, Paris, Gallimard, [1952] 2002, p. 35. ↑
- Laurent Danchin, Artaud et l’asile, 2. Le cabinet du docteur Ferdière, Paris, Séguier, 1996, p. 338. ↑
- Jacques Lacan, « Lettre de Jacques Lacan à Gaston Ferdière », Cahiers Henri Ey, no12-13, 1976, p. 81. ↑
- Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, [1932] 1980, p. 271. ↑
- Jacques Lacan, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience », Minotaure, no1, 1933, p. 68-72 ; Salvador Dalí, « Interprétation paranoïaque-critique de l’image obsédante L’Angélus de Millet, prologue : Nouvelles considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de vue surréaliste », Minotaure, no1, 1933, p. 65-67. ↑
- S. Dalí, « Conférence de presse à New-York », Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, op. cit., p. 242. ↑
- Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237. ↑
- Jacques Lacan, « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse », conférence prononcée à la clinique neuro-psychiatrique de Vienne le 7 novembre 1955, publiée dans l’Évolution Psychiatrique, fascicule I pages 225-252 en 1956 puis ensuite, avec des modifications en 1966, dans les Écrits. ↑
- Lacan aurait fait une visite à Jung à Küssnacht en 1954. Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisses d’une vie, histoire d’un système de pensée, op. cit., p. 348. ↑
- Jacques Lacan, « La psychanalyse, raison d’un échec », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 344. ↑
- Sigmund Freud, « Lettre du 20 juillet 1938 à Stefan Zweig », Sigmund Freud et Stefan Zweig, Correspondance, Paris, Payot/Rivage, 1995, p. 128. ↑
- S. Dalí, « L’âne pourri », Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, op. cit., p. 153. ↑