7 mars 2024
À contre-courant
LACAN, L’EXPOSITION
QUAND L’ART RENCONTRE LA PSYCHANALYSE
Par Marie Claude Thomas
Jeudi 4 janvier 2024, départ vers Metz pour une exposition au Centre Pompidou-Metz, avec le souvenir d’une précédente, magnifique, LEIRIS & Co (avril-septembre 2015, Agnès de la Beaumelle et Marie-Laure Bernadac en étaient les commissaires), vue trois fois tant les 350 œuvres – chefs-d’œuvre en fait – étaient intéressants.
Déception !
Dès l’entrée.
À deux mètres de la porte est projeté sur grand écran le long métrage que Benoît Jacquot a réalisé en 1974, Lacan, la psychanalyse 1 et 2, dit « Télévision ». Pendant 1 heure et 36 minutes Lacan parle, parle, répond aux questions de Jacques-Alain Miller. L’image de Lacan, le son, très fort, ne peuvent pourtant pas retenir : le va-et-vient des visiteurs qui entrent et sortent, le courant d’air froid, le bruitage du talkie-walkie et les discussions du préposé au contrôle des billets font s’en aller… vers les 250 œuvres annoncées, dont dix documents de Lacan.
Quelle est cette « Exposition » ? Pourquoi ? Quel en a été « le déclic » ? Marie-Laure Bernadac – commissaire avec Bernard Marcadé – répond : « Trente ans après « Féminin/Masculin », l’exposition que nous avons cosignée au centre Pompidou à Paris, nous ne pensions pas refaire une expo ensemble. Le psychanalyste et collectionneur d’art Gérard Wajcman et Paz Corona qui est liée à Jacques-Alain Miller, l’exécuteur testamentaire de Lacan, sont venus nous chercher. J’ai naturellement pensé au centre Pompidou-Metz où j’avais consacré une expo à Michel Leiris. Un tel projet faisait peur à tout le monde… ».
Presque tout est dit ! Je vais tout de même égrener quelques boules du chapelet de ma déception.
– On nous annonce immédiatement : « … c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le [le psychanalyste] précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » (Lacan) ; « De l’art, nous avons à prendre de la graine. » (Lacan). Que quelques œuvres surréalistes s’accordent à cette place de l’art pour la psychanalyse, certes, mais quasiment toutes les autres en sont l’inverse. En effet, à parcourir les salles, à voir les œuvres présentées, il s’agit plutôt d’une « illustration » de la psychanalyse, d’une certaine idée de la psychanalyse, has been et fausse, celle du « pansexualisme ».
– Du sexe, du génital, en veux-tu en voilà, ad nauseam. Le phallus, réduit en pénis, qui se distinguerait par le fait de « briller par son absence », étouffe ici par sa présence. La vulve devient vulgaire à force d’exhibition. Les journaux locaux retiennent surtout la présence du tableau de Courbet : L’Origine du monde serait même « le cœur de l’exposition ».
Ce que relève un journaliste : « Des mots crus, des représentations de sexes masculins et féminins sous différentes formes, ou encore des représentations scatologiques. La commissaire de l’exposition, Marie-Laure Bernadac se défend : « Ces œuvres qui nous touchent, nous émeuvent ou parlent de choses indicibles rentrent en écho avec la pensée psychanalytique. » [Quelle est « la pensée psychanalytique » ?] Selon la spécialiste, cette exposition traite aussi de sujets d’actualité : « le patriarcat avec des œuvres de femmes artistes qui ont abandonné le nom de leur père violent ou qui se sont déguisées en femmes voire ont changé de genre ».
– Sans doute, l’exposition « Féminin-Masculin. Le sexe de l’art » faite à Paris en 1995 porte-t-elle son ombre sur celle-ci, « Quand l’art rencontre la psychanalyse ». Avec, toujours, la même fascination pour le déchet, celle que l’on retrouve dans les nombreuses mises en scène d’opéras ou de théâtre ; bref rien de nouveau (voir l’article du Catalogue « Art contemporain »). Le déchet, dans l’analyse, c’est ce qu’il en tombe, impossible à illustrer du fait de sa qualité non spécularisable.
– Les quelques 250 objets sont répartis dans des salles titrées de mots-clés comme « lalangue », « objet a », « regard », « sinthome », « La femme » … Pour ce dernier, peut-être, peut-être, eût-il fallu évoquer – comment ? là est l’art de la mise en scène d’une exposition –, et non pas montrer par exemple une femme sur le ventre, « crucifiée, barrée », de Maurizio Cattelan, Sans titre 2007 (cf. p. 133 du Catalogue), évoquer les Nus que Nicolas de Staël a peints en 1954-1955, soit précédant d’une vingtaine d’années le la barré : la passion folle pour une femme l’efface. L’item « La femme » (p. 132-133) d’Ingrid Luquet-Gad, critique d’art, verse à la politique sexuelle militante :
le « xénoféminisme ». Le La serait-il de cet ordre dans l’enseignement de Lacan ?
– Le Catalogue est construit sur le même mode de mots-clés, en abécédaire, selon l’inspiration deleuzienne qui avait déjà soufflé dans l’exposition « Féminin-Masculin, Le sexe de l’art », assemblage d’items disparates, au ton de l’expo, de qualité très variable : petits bijoux pour certains, digests pour beaucoup, ou informatifs (entre-aperçu du contenu de la bibliothèque de Guitrancourt) …
– Un détail : « À la demande expresse du détenteur du droit moral de Jacques Lacan, est-il écrit à la toute dernière page, ce catalogue ne reproduit aucune photographie, document ou manuscrit de Jacques Lacan. » Lacan hi han a pas !
– Enfin, dans un passage obscur, est signée l’exposition. Trois carrés alignés horizontalement (le carré vide a parfois été la signature de Mondrian) sont remplis, chacun, par trois lettres : AMP.
MClaude Thomas
Paris, 15. I. 2024
Retour sur ces propos deux semaines plus tard
Paris, 1. II. 24
L’introduction du Catalogue par Bernard Marcadé intitulée d’une citation de Lacan « De l’art nous avons à prendre de la graine » (J. Lacan, séminaire Les non-dupes errent) est convaincante, mais peut-être eût-il fallu tirer sérieusement la conséquence d’une remarque de Lacan (note 33, p. 17), ce qui aurait donné un autre ton à Lacan, l’exposition. La voici, in extenso, tirée de « Hommage rendu à Lewis Carroll » (1966) :
Seule la psychanalyse éclaire la portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille. C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte un nom que je n’ai pas à prononcer ici, si je ne veux pas embarquer mes auditeurs dans les confusions ordinaires (je souligne).
Or, c’est mon sentiment, cette exposition nous embarque dans « les confusions ordinaires ».
La pléthore d’œuvres, d’objets, d’entités positives de ce que seraient les concepts de l’analyse, ses outils (pour être entendue des deleuziens) les fige dans des stéréotypes dont beaucoup alertent, dont Jean Allouch, mutadis mutandis :
Et l’on bavarde beaucoup là où, pourtant, ce n’est pas le lieu, dans les productions « théoriques » du mouvement lacanien, afin de montrer qu’on parle le lacanien – une langue comme durcie, rigidifiée, sclérosée après la mort de Jacques Marie-Émile Lacan et qui s’engouffre dans son absence alors que, de son vivant, il s’employait parfois à briser cette fâcheuse pente de prétendus élèves. (Entrevista publicada en español por la revista Narraciones, publicación digital del Centro de Salud Mental Número 1. Diciembre 2023, site de l’elp).
Cela, d’une part. D’autre part, cette exposition se déclare militante. Militante du lacanisme d’abord, malgré les nombreuses dénégations de Gérard Wajcman dans le deuxième texte d’introduction du Catalogue, « Lacan le montreur » :
En quoi, faire une exposition Lacan aujourd’hui, ce n’est pas glorifier l’histoire et la pensée d’un grand psychanalyste du XXe siècle, c’est faire une exposition actuelle sur le monde, sur notre civilisation et ses malaises, sur nous. […] Au contraire d’édifier un mausolée, un monument à sa mémoire – qui est toujours une façon de rejeter dans le passé et de figer dans l’oubli –, le seul projet sera d’exposer Jacques Lacan dans sa présence, dans toute l’intensité d’une œuvre en mouvement, toujours irradiante.
Peut-être qu’on ne le sait pas encore, mais l’époque est plus lacanienne qu’on ne pouvait le croire. L’exposition est faite pour le faire savoir. (p. 23).
Militantisme signé, comme déjà repéré…
Et militantisme féministe. Je reviens sur ce point avec l’article du Catalogue La femme. Il commence ainsi :
Au creux des années 1970, une décennie qui s’annonce marquée par l’essor des mouvements féministes, Jacques Lacan énonce son rejet d’une essence de la femme. Au modèle naturaliste freudien, ancré dans une identité anatomique lestée de sa pesanteur monolithique d’assignation, il va substituer une identité sexuelle amenée comme étant le produit des mécanismes d’identification. Cela donne ce qui s’énonce en se biffant : une femme certes, mais une femme sans article défini. Une femme sans définition, soit une place vide dès lors lancé.e dans un jeu de substitutions. Une femme inclusive également, indéterminée à force d’être remise en mouvement. Jusqu’à parvenir à cet aphorisme, interprété à nouveau et déplacé encore : «
Lafemme n’existe pas. »
Certes, Lacan rompt avec l’idée d’une essence de la femme comme, par exemple, Renan pouvait l’écrire au XIXe siècle : « Presque tous nous sommes doubles. Plus l’homme se développe par la tête, plus il rêve le pôle contraire, c’est à dire l’irrationnel, le repos dans la complète ignorance, la femme qui n’est que femme, l’être instinctif qui n’agit que par l’impulsion d’une conscience obscure. » (Souv. d’enfance) – bien que le « la femme qui n’est que femme » suggère qu’elle peut être autre… que femme, et puis c’est un rêve, la femme qui n’est que ça…
Ce serait donc, suggère I. Luquet-Gad, dans une contemporanéité avec le féminisme post 68 que Lacan amorce une critique du « naturalisme freudien » – un cliché qui ignore ce que Naturwissenschaft signifiait pour Freud et l’épistémologie germanique de l’époque (voir « Psychanalyse freudienne et épistémologie », Recherches en psychanalyse, 2014/1, n° 17 ; voir également les derniers travaux de M. Merleau-Ponty, ce qui avait donné à Lacan un espoir de son ralliement à la cause…)
Là encore, on ignore que Lacan, dix ans auparavant avait déjà posé ses jalons dans un débat des années 1927-1935 à propos de la « phase phallique » : il convenait, écrivait Lacan, « d’interroger si la fonction phallique draine tout ce qui peut se manifester de pulsionnel chez la femme […] ( « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », écrit en 1958, Écrits, p. 724) », soit ce qui deviendra le « pas-tout », pas toute soumise à la fonction phallique, une autre manière, intra analytique d’écrire le La ; la réfutation d’une essence féminine étant à la fois intra et extra analytique convient aussi bien à la psychanalyse qu’à l’anthropologie ou à la sociologie ou à certaines études féministes.
De nombreuses œuvres de l’exposition, récemment datées, témoignent de cette orientation militante, ombre de « Féminin-masculin, le sexe de l’art », écrivais-je. Philippe Dagen, dans le journal Le Monde du 16 janvier 2024 le note :
L’exposition est donc, dans plusieurs de ses parties, une exposition d’art contemporain qui rappelle celle qui eut lieu en 1995 au Centre Pompidou, à Paris « Féminin-masculin … ». Rien d’étonnant : elle avait été conçue par les mêmes commissaires. Mais, cette fois, ils devaient éviter que Lacan ne disparaisse sous les œuvres comme un cercueil enfoui sous trop de couronnes. Ils ont donc emboîté, littéralement, deux expositions l’une dans l’autre : une petite, au centre [la vie et l’œuvre de Jacques Lacan de sa naissance à sa mort…], et, tout autour d’elle, une grande [composée de douze cellules placées sous le signe de notions lacaniennes…]
Apprécions l’humour de Dagen, humour qui tourne au noir quand on s’aperçoit que Lacan a « disparu » du Catalogue. Ce qui pose une vraie question : pourquoi le détenteur du droit moral de Jacques Lacan a-t-il demandé, expressément, qu’il ne soit reproduit dans le Catalogue aucune photographie, ni document ou manuscrit de Jacques Lacan ?
Le droit moral – et son détenteur –, lit-on dans les textes juridiques, défend le lien qui unit la personne de l’auteur à son œuvre. Sa perpétuité et son imprescriptibilité résultent de la nécessité de protéger la personnalité de l’auteur.
Dans ce cadre-là, qu’est-ce qui a permis au détenteur du droit moral d’ « exposer » les documents et œuvres d’art ayant appartenu à Lacan, et puis d’en demander la non reproduction dans le Catalogue. De quelle nature est ce hiatus ?