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Ce qu’on dit mère

Raquel Kader

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Ce qu’on dit mère

Raquel Kader

Comment se reporter à une mère, à la mère, à la « sienne », à la « vraie », à celle de quelqu’un d’autre, sinon en se référant à ce que l’on a entendu dire, au réel du corps qui la nomme, à celle qui l’incarne ?

Pour commencer à développer cette question, on propose des extraits d’une citation de Ricciotto Canudo, tirée de son roman, Les libérés. Mémoires d’un aliéniste. Histoire de fous1, mémoires qui partent du récit de ce à quoi, chacun, aura dû faire face, quelques fois. On pourrait les qualifier de « littéraires2 », mais s’il n’y a pas d’autre moyen de le dire dans la langue courante, il vaut mieux utiliser des lettres. Depuis Freud, on sait qu’en psychanalyse, on ne peut rendre compte d’un cas qu’en le déformant :

Ma mère, à ce moment-là encore vierge, fut violentée par trois bandits, dans un bois maudit. Ma mère avait toujours cru, qu’elle portait en elle un homme à trois têtes ; elle mangeait beaucoup pour le nourrir, et, la nuit, elle se promenait dans la campagne pour faire respirer de la fraîcheur à son prisonnier, qui, dans son imagination, étouffait sous le soleil… Elle était silencieuse et grave, comme tous les êtres qui surveillent chacun de leurs pas, de crainte de poser le pied sur l’inconnu perpétuellement insidieux, et qui accomplissent tout acte de leur vie avec la conscience d’accomplir à tout instant quelque grande action décisive…

Ma mère, qui avait beaucoup souffert de sa farouche nuit de noces et de sa grossesse douloureuse, m’ayant mis au monde, fut pleine d’orgueil…

Ma mère crut m’avoir toujours porté ainsi dans son ventre, et ne fut plus étonnée de ne pas me voir les trois têtes qu’elle avait si longtemps imaginées3

Ce texte cherche à éclairer ce lieu singulier qu’on dit mère. Lequel ? Ce qu’on habite fréquemment ; qui s’impose, qui hante, qui gouverne, qui subit, souffre ou se réjouit et meurt chaque jour ; car il semble que l’adage « on n’a qu’une mère » ne va plus de soi. Différentes figurations, différentes lectures sont proposées pour aborder ce lieu. Comme Marguerite Duras, qui, lors d’une interview déclare avoir pris sa mère et l’avoir donnée à la littérature :

J’ai pris ma mère, Marie Legrand, et je l’ai livrée à la littérature. Butée. Folle de ses enfants. Martyre de l’amour pour nous4.

Le trait de ce lieu n’est pas accessible à une préposition ; il n’y aurait pas d’identification à la personne car il n’y a pas a priori de pronom ou article grammatical spécifique ; c’est le mot qui arrive et s’impose, il fait irruption :

Le mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots, sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent5.

Une lecture qui fait allusion à un état, un ton, un effet qui pourrait être attribué à la mère dans ce que l’on entend dire, à la mère qui est même déjà morte :

Ma mère se raclait la gorge à l’église. Il y avait peut-être cinq cents personnes qui écoutaient la messe et j’étais dans un banc très éloigné du sien, mais je savais que c’était elle et je la reconnaissais immédiatement. Elle a passé sa vie à essayer de faire sortir de sa gorge quelque chose qui était dans son cœur. Aujourd’hui, j’entends parfois ce raclement de gorge, mais il vient de ma gorge. Et c’est la sienne6.

Dans la préface à la version théâtrale Des journées entières dans les arbres, il y a une phrase qui soulève une autre question : « On ne se remet jamais de ses enfants7». Se remettre en français c’est « récupérer », se « rétablir » ; y aurait-il une perspective tragique, douloureuse du verbe en français ? La mère que Duras fait parler devient « plus universelle » lorsqu’elle la sort de sa propre histoire, lui ôte la voix pour la donner au off8.

Un énoncé précis rend compte d’une autre singularité, celle qui, dans le cas Marguerite, aurait permis de dire : « un enfant ne peut jamais constituer une raison9 ». Anne Desbaresdes, le personnage de Moderato Cantabile, occupe la place presque insaisissable de la mère qui souhaite à son enfant tout le bonheur possible10. Une mère habitée par une telle raison, ne serait-elle pas déraisonnable11 ?

Dans L’Eden Cinéma, Duras, tout en faisant allusion à sa proximité avec la mer, joue avec l’homophonie mère/mer, et s’interroge : « C’est bien la confusion avec la mer12 ? ». Elle se disait être toujours au bord de la mer dans ses livres. Les mots se rejoignent sans dire pourquoi. Sa mère est diluée dans la littérature. L’écriture aurait été la seule chose plus forte que sa mère, déclarait-elle en 198413. Lorsqu’elle écrit, le mot prend une autre dimension. Que serait-il possible de lire dans cette proximité ? La lecture proposée, tissée entre des citations, en plus d’interroger un lieu, une assignation, permettrait-elle peut-être de mettre en évidence que l’ « on dit14 » véhicule une vérité inaccessible ?

Freud nomme « Mères », à partir de 1932, les divinités préolympiennes qui sont au commencement de tout, abjectes et irreprésentables. C’est un personnage énigmatique, redoutable, capable d’incarner la mère ⏤ dite archaïque et issue de Goethe15. Freud approche d’abord cette figure à travers le Witz ou Mot d’Esprit. La Mère, personnage maternel ou image tricéphale et clivée, face à laquelle le fils aimé reste sans voix16, est issue de son autoanalyse :

Depuis la mise au jour par Lacan de son grand Autre, la conception elle-même d’une « autoanalyse » ne va plus de soi. Dès l’instant où quelqu’un parle, écrit ou « associe », l’altérité d’une ou plusieurs langues offre son lieu à cette parole, à ces mots prononcés, écrits, à ces associations, ledit « lieu de l’Autre »17.

La référence de Lacan à la mère est plus que profuse : propositions, commentaires, dictons, déclarations, dans des contextes et des occasions très divers. Dans un texte précis, La famille18 (1938), il fait une allusion au « sentiment de maternité » pour déclarer que « l’imago du sein maternel domine toute la vie de l’homme ». « Toute la vie de l’homme », n’exagère-t-il pas un peu ?

Lacan esquisse un schéma par lequel il articule l’infans et sa mère au cours de ses premiers séminaires. Étant donné qu’il n’est pas possible de citer Lacan sans ouvrir plusieurs voies et sans négliger une partie de ce qu’implique la phrase élue19, cet aperçu tente ⏤ dans ce qui serait à peine un coup de pinceau ⏤ de situer certains traits permettant de rendre compte de ce lieu. Ainsi par exemple, dans une citation de la séance du séminaire sur L’identification, du 21 février 1962, à propos de ce lieu d’amour maternel, Lacan déclare avec ironie :

C’est qu’il est la source de tous les maux ! (m.a.u.x.)… La moindre conversation est là pour vous montrer que l’amour de la mère est la cause de tout20.

« Cet Autre plus ou moins maternel »

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L’intention d’emprunter cette phrase au livre C’est à quel sujet ? est de poser la question suivante : pourquoi le lieu de l’Autre serait-il le « maternel » ? Du latin maternus, on l’emploie pour ce qui appartient ou se rapporte à la mère ; quelques exemples rendent compte du terme : « amour maternel », « langage maternel », « cloître maternel » ; en espagnol, « claustro materno ».

Le mot claustro désigne un lieu fermé et vient du latin médiéval claustrum ; c’est aussi « serrure » de claudere, fermer. C’est le nom donné à la cavité ou le petit viscère creux situé à l’intérieur du pelvis des femmes et des mammifères femelles, où le fœtus est logé jusqu’au moment de la naissance.

Selon différentes lectures, la problématique du lieu est présente dans les concepts de topos et khôra. Lacan recourt à une terminologie à la fois « topographique et chorographique22 » pour désigner l’espace de l’Autre, avec un grand A, tout au long de ses séminaires ; de nombreuses mentions rendent compte de cette incidence des termes spatiaux pour qualifier l’Autre. Dans la séance du 10 mai 1967, lorsque Lacan repère l’Autre, il le signale :

L’Autre, à la fin des fins, si vous ne l’avez pas encore deviné, l’Autre là, tel qu’il est là écrit, c’est le corps23 !

Au moment où l’on parle de topos, on se réfère à un lieu physique qui inclut également les bords. Cependant, la lecture des textes grecs permet de reconnaître que l’espace ne peut être pensé sans inclure également la khôra, qui serait « une espèce invisible et informe qui reçoit tout et participe à l’intelligible d’une certaine manière très aporétique24 ». Si l’on suit la lecture de Berque25 avec Platon, la question : « Où est-ce ? » correspond au topos, tandis que la khôra demanderait « pourquoi ce où ? » ; ce qui soulève immédiatement la question, « pourquoi faut-il que les êtres aient un 26 ? ». Il semble y avoir une proximité entre la khôra platonicienne et le « claustro materno », notamment en raison de sa connotation vitale et existentielle.

Parmi les différentes références à la khôra et particulièrement celles qui proviennent de Platon dans le Timée, il est intéressant de souligner la khôra comme ce qui désigne « une chose que l’on possède, que l’on a » non sans faire allusion à quelque chose qui part d’une modalité de lieu ; mais surtout, « la place occupée par une chose en mouvement ».

En particulier, cette notion de mouvement, relevée par Pradeau27, montre qu’il y a mouvement au sens d’une altération : du grec alloiôsis, et du latin alterare, rendant possible la lecture d’une altérité28. Ne s’agirait-il pas de traits qui font allusion à un espace non moins indéchiffrable, d’un séjour précoce que l’on pourrait attribuer au maternel ? Une altérité sans bords qui échappe à toute prise ? Selon la désignation platonicienne dans sa version géographique, la khôra est aussi la campagne nourricière qui entoure l’astu (ce qui rend possible la polis mais qui n’est pas la cité) ; ses limites deviennent sans doute imprécises, différentes de celles du topos de la cité. Il y a une condition vitale qui dérive de la racine indo-européenne du mot astu, en allemand wes qui renvoie à « rester », « résider » — en anglais aux formes du verbe to be. Ce n’est pas un hasard d’entendre dans ces sons une affinité avec le sens de « résidence de l’être », le lieu étant dit milieu nourricier, également khôra.

Avec la grossesse une marque s’inscrit sur le corps. Le corps de la mère, construit par diverses lectures croisées, acquiert une singularité qui n’est pas nécessairement spatiale, notamment par ce qu’il peut accueillir dans sa « cavité ». Entre plaisir et jouissance, le corps pose une autre dimension qui n’est pas seulement géographique. On parle du corps comme d’un support, un support prêt à fournir une inscription29 ; il y a un contraste entre le corps mesurable de la neuropsychologie et le corps capable de jouissance tel qu’il est formulé par Lacan. En évoquant cette allusion particulière ⏤ qui prend le corps comme « fait pour », soulignant ce qu’il annonce, dans une conférence donnée au Collège de Médecine à l’hôpital de la Salpêtrière, le 16 février 1966 :

Ce corps n’est pas simplement caractérisé par la dimension de l’étendue : un corps est quelque chose qui est fait pour jouir, jouir de soi-même. La dimension de la jouissance est complètement exclue de ce que j’ai appelé le rapport épistémique-somatique30.

Dans cette lecture, l’extension, la mesure par laquelle la médecine confirme son savoir, est laissée de côté. Lacan rappelle que le corps fait l’expérience de quelque chose qui a réellement lieu, mais dont on ne peut rien dire ; il a besoin pour cela de cette dimension du corps qui répond à la jouissance :

Car ce que j’appelle jouissance, au sens où le corps s’éprouve, est toujours de l’ordre de la tension, du forcement, de la dépense, voire de l’exploit. Il y a incontestablement jouissance au niveau où commence d’apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’expérimenter toute une dimension de l’organisme qui, autrement, reste voilée31.

Bien qu’il soit possible d’affirmer que le corps est mis à l’épreuve dans ces modalités proposées par Lacan, il faut ajouter qu’elles vont à contre-courant du plaisir. Lacan désigne le plaisir comme une barrière à la jouissance. En ce qui concerne la maternité, la jouissance est d’autant plus susceptible de prendre corps, cette perspective, avec Duras, fait tenir ensemble l’érotisme, la maternité et la mort32 :

C’est entre la hanche et les côtes, sur l’endroit que l’on nomme le flanc que c’est arrivé. Sur cet endroit caché, très tendre, qui ne recouvre ni des os ni des muscles, mais des organes délicats. Une fleur y a poussé. Qui me tue 33.

Opacités d’un érotisme maternel

Depuis la minute où il est né je vis dans la folie34
Marguerite Duras

Le 11 janvier 1911, Margarethe Hilferding demande officiellement à devenir membre de la Société psychanalytique de Vienne. Dans sa présentation formelle, « Les fondements de l’amour maternel35 », elle désigne le côté pulsionnel de l’expérience de la grossesse et des soins maternels prodigués à l’enfant pendant les premières années de vie. Dans ce texte, elle affirme qu’ « il n’y a pas d’amour maternel inné ». Une autre phrase, en particulier, est frappante : « l’enfant est un objet sexuel naturel pour sa mère ».

Pour les membres de la société viennoise qui l’écoutaient ⏤ Freud aurait commenté le mérite d’amener « dans le domaine de l’analyse psychanalytique un sujet qui, de par le conformisme que nous entretenons, a été maintenu à l’écart de notre champ d’investigation36 » ⏤ l’intervention fut à peine remarquée. Plus d’un siècle plus tard, le parcours de Hilferding est devenu tangible grâce à la publication du livre de Françoise Wilder, en 201537.

En suivant la lecture du texte aux Minutes38, dans la période qui suit la naissance, l’enfant devient un « objet sexuel naturel » pour la mère. Hilferding souligne qu’entre la mère et l’enfant s’établissent nécessairement des rapports d’ordre sexuel, Sexualzusammenhänge, des sensations de plaisir qui sont déjà supposées dès les premiers mouvements du fœtus et plus tard avec l’allaitement39. À partir du texte transcrit in extenso dans le livre de Wilder, on peut parler d’une « érotique maternelle40 », qui met l’accent sur la composante sexuelle des soins maternels. Certaines sensations de plaisir qui accompagnent l’écoulement du lait dans les seins, des sensations sexuelles de nourrissement devraient, selon la proposition de Hilferding, avoir un corrélatif dans les sensations éprouvées par la mère. Une excitation dont on ne saurait avec certitude d’où elle vient41 ; un contrepoint qui donne lieu à de multiples lectures :

Quand on a vu l’enfant rassasié abandonner le sein, retomber dans les bras de sa mère, et les joues rouges, avec un sourire heureux, s’endormir, on ne peut manquer de dire que cette image reste le modèle et l’expression de la satisfaction sexuelle qu’il connaîtra plus tard42.

Il faudrait admettre, devant une telle scène ⏤ célèbre à juste titre, que toutes les voies possibles de satisfaction érotique seraient supposées établies sur la base de cet « engramme43 ». Lacan situe cet « endormissement » d’une autre manière et, loin d’y voir la « béatitude » du côté de l’enfant, le désigne comme une réaction contre l’insatisfaction d’avoir été rassasié. La proposition freudienne d’un désir « indestructible » d’un désir « qui se maintient dans sa stabilité » « de façon impassible », (proposition de Lacan, après avoir commenté la dernière phrase de la Traumdeutung dans la séance du 12 mars 1969 du séminaire D’un Autre à l’autre44), éclaire, en partie, ce qu’on se propose d’observer. Si l’allaitement est aussi un lien tout particulièrement féminin, qu’entend-on par « féminin » dans une circonstance d’ordre nourricier45 ?

Les nuances d’un support que l’on dit vital, constituent aussi la mère comme premier élément de réalité symbolisé par l’enfant, en tant qu’elle peut « essentiellement » être absente ou présente. Lacan aura dit :

Mère symbolique, mère en tant qu’elle est le premier élément de la réalité qui est symbolisée par l’enfant, en tant qu’elle peut être essentiellement absente ou présente. Et tout le rapport de l’enfant avec la mère est lié à ceci que dans le refus d’amour, la compensation est trouvée dans l’écrasement de la satisfaction réelle ce qui ne veut pas dire qu’à ce moment-là il ne se produise pas une inversion, c’est-à-dire que justement dans la mesure où le sein devient une compensation, c’est lui qui devient le don symbolique et qu’à ce moment-là la mère devient un élément réel, c’est à dire un élément tout-puissant qui refuse son amour46

« La seconde analytique du sexe47 », proposée par Jean Allouch ouvre une autre direction de lecture, de problématisation. La distinction qu’il fait avec Lacan, des deux analytiques du sexe ⏤ « la première accueille et interroge la diversité sexuelle, la seconde fait valoir un hétérotisme, sol commun d’où prend son envol quelque excitation que ce soit48 », propose un autre regard. Suite à une lecture de la seconde analytique du sexe, et après avoir souligné qu’il s’agit d’un lieu ⏤ laissons entre parenthèses pour l’instant, s’il s’agit d’un lien, d’un nœud49 ⏤ un lieu qui est aussi occupé, il est possible de montrer une autre tournure.

Comment nommer l’excitation suscitée par un bébé ⏤ sans s’en tenir au statut freudien d’objet sexuel ? Comment nommer l’excitation dont on ne sait pas d’où elle vient, car il y a de l’excitation sexuelle « plutôt que rien ?50 ».

Ventre à ventre, chaleur contre chaleur, mon amour maternel est d’abord pédophile, attirance passionnée pour son petit corps, besoin de m’en repaître51.

Dans le texte intitulé Suite fantastique il est montré comment l’excitation ne vient pas de soi-même, mais de l’Autre : « c’est en se tournant vers l’Autre que le parlêtre se trouve excité, vers cet Autre étrange, à la fois inexistant et insistant, dont il reçoit la sollicitation qui l’excite52 ». C’est la question de l’« inexistence » qui est intéressée ici ; une excitation qui ne vient d’aucun objet considéré comme sa source, sinon d’une « absence d’existence ». Le bébé, l’enfant ⏤ ainsi nommé, n’aurait pas la catégorie d’objet sexuel ; il n’est pas non plus l’objet a.

Quelle que soit la spécificité de l’excitation, quelle que soit la zone érogène enflammée, c’est l’Autresexe, l’Autre corporisé tout à la fois imaginairement et réellement qui est de la partie et dont on se demande s’il est susceptible, ou non, de jouir et, du même pas, s’il existe53.

Quand on parle d’excitation sexuelle, il faut se questionner, « l’excitation sexuelle s’interroge, elle interroge » : Une mère ne s’habitue pas, peut-être seulement au terme d’un certain parcours ⏤ que l’on pourrait considérer comme « libérateur », à avoir éprouvé une attirance passionnée pour ce petit corps. Une jouissance qui a le statut « d’un possible logé à l’horizon de l’excitation, intensifiant l’excitation et qui, pour finir, se dérobe, s’évanouit, disparaît, s’avère ne point exister54 ».

Dire Autresexe en un seul mot est une autre innovation. Avec la seconde analytique du sexe, le caractère inédit que l’Autre acquiert est souligné, en le qualifiant d’« étrange » : un Autre étrange apparaît. Ce qui chez Freud renvoie à l’Unheimlichkeit, acquiert chez Allouch une dimension particulière de « fantastique55 ».

L’érotique selon d’autres lectures, peut aussi trouver « son lieu véritable » ailleurs, ce qui, avec Diotime, présente un intérêt particulier :

Diotime détourne le désir érotique de tous les objets de satisfaction temporaire et partielle et situe son but au-delà des individus empiriques qui sont l’objet de relations érotiques particulières56.

Nommer « vinculum » ce lien qui se crée à partir de la grossesse puis de la naissance implique des questions très diverses. S’agit-il d’un lien ? En latin, vinculum définit l’union ou attachement d’une personne ou d’une chose à une autre. Attache fait allusion à une forme particulière de lien qui implique l’union, mais aussi l’obligation. Certaines références au terme désignent des figures comme : « lacet » ou « cordon, utilisé pour attacher quelque chose » ; au sens figuré, il est associé à empêchement et affection.

Le lieu de la mère a d’ailleurs été décrit par la métaphore de la « bouche du crocodile57 ». L’exemple souvent utilisé qui définit le lien d’un enfant à sa mère comme une relation à « l’objet mère58 », suscite encore un certain malaise.

Dans le lien qui s’établit, en considérant ce que l’on appelle « l’effet d’entre-deux59 », d’autres formes possibles d’approche de la question mère-enfant se déploient ; étant donné que « entre » résonne avec des variantes telles que « écart » ou « interstice ». Il existe, sans doute, un « ventre maternel » [vientre], une érotique complexe, touffue, difficile á nommer et encore moins à généraliser.

Une lecture de l’ « incarpation »

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« On a admis qu’il n’y a pas de sexualité sans altérité, que tout changement dans la relation d’objet est aussi un changement dans le rapport à l’Autre61 ». La phrase du livre L’Autresexe permet d’introduire la question de l’incarpation de l’Autre par la personne de la mère ; une interrogation que j’avais commencé à balbutier il y a quelques années, après le séminaire de George-Henri Melenotte : « Une étrange excitation sexuelle62 », qui s’est tenu à San Jose, Costa Rica. Le thème de l’incarpation est déployé pour montrer ce qui se passe dans l’analyse, entre l’objet et son lieu. Une « opération » qui selon cette lecture, condense les termes d’occupation et d’incarnation, permettant tous deux de désigner la double fonction d’un objet.

L’opération de l’incarpation problématise le lieu de l’altérité en interrogant « ce point de basculement qui fait qu’après que l’objet a occupé son lieu (dit par Lacan « lieu de l’Autre »), c’est ce lieu qui résorbe l’objet63 ». De cette nouvelle proposition érotique ⏤ qui dans la situation analytique concerne l’analyste et donc l’analysant ⏤ vient la question suivante : l’incarpation de l’Autre par la personne de la mère est-elle une assignation imposée à la femme ?

Il est à noter que l’Autre chez Lacan n’est pas une figure « collectivisable », autrement dit, « une figure qui serait la même pour tout un chacun ». Cet Autre, selon la lecture de Lacan qui fait Jean Alouch, n’adresse nul appel au sujet ; il « ne se réalise pour ce qu’ il est, que parce qu’un sujet prend la parole64 ». Aux confins où se parlent analysant et analyste, ce n’est pas l’Autre qui parle en premier. Cependant, « en ce lieu de l’Autre où ça parle du sujet en troisième personne, le sujet paraît n’intervenir en rien65 ». Cet endroit est l’accès au neutre dans l’analyse.

On peut ajouter que « l’Autre que le sujet est différemment situé, sur un registre qui relève tout à la fois d’une érotique et d’une spiritualité… jusque dans son inexistence, cet Autre comme tel ne dépend pas du sujet66 ». Et encore, « l’incarpation est le nom de ce qui advient érotiquement lorsque quiconque porte son dévolu sur un partenaire67 ».

Certaines ressources utilisées, principalement, dans les arts, permettent d’imaginer ce qu’est l’incarpation et même, d’en élucider les nuances. Une opération considérée comme « dynamique », parce que quant à la khôra, les objets s’y transforment en même temps que leur lieu68. Le fondu enchainé69, par exemple, est une transition entre deux plans, où un plan est remplacé par un autre qui lui est progressivement superposé. Au cinéma, il est utilisé comme une figure de ponctuation et de démarcation pour changer de lieu, lorsque, précisément à partir d’une image, il est possible de se trouver sur un écran noir et de voir l’image disparaître lentement. Le fondu enchaîné offre la possibilité de relier des actions distinctes dans l’espace.

Dans certains tableaux, la relation entre l’objet et son lieu est rendue visible. C’est le cas de Nu debout de Nicolas De Staël, où l’on peut distinguer l’objet et son lieu en disposant le regard d’une certaine manière ⏤ ce qui ne serait pas nécessairement le cas pour tous ceux qui regardent le tableau.

Si l’on repère l’objet femme, on peut le fondre dans la série des taches de son environnement. Ce tableau saisit le moment de bascule où la femme, comme motif, est sur le point de disparaître dans le décor. On la voit encore, juste avant que son image ne se fonde dans le tableau70.

Suite à la question posée plus haut (s’agit-il d’une imposition à la femme ?), il est opportun d’observer certaines tournures que l’incarpation soulève. Tout d’abord, il convient de clarifier ce que l’on entend par occupation, car on dit qu’il existe différentes manières d’occuper un lieu71, mais il s’agit principalement de l’emplacement de l’objet dans un certain lieu ; l’occupation indiquerait l’endroit où se trouve l’objet. Il est nécessaire de souligner que l’occupation de ce lieu n’est pas quelque chose de permanent, donc à la fin d’une certaine opération, l’objet cesse d’occuper ce lieu.

Il est donc possible de dire « l’Autre lacanien est occupé, cela en deux sens : il est envahi, il s’occupe72 ». En particulier dans l’opération analytique, il arrive que l’objet disparaisse pour laisser la place inoccupée.

Lorsqu’on fait référence à l’incarnation, il faut partir du mot « chair », encore aujourd’hui confiné aux canons de la religion chrétienne, qui oppose chair et esprit. Ce postulat est largement répandu et entendu dans de nombreux évangiles. Nul doute que la littérature la sauve sublimement dans les vers de Victor Hugo :

Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher

La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair73.

Si le français permet l’homophonie (chair/cher), l’allemand y ajoute une subtilité anagrammatique Leibe/Lieb, ce qui serait non seulement plus proche du concept nietzschéen qui lie chair et esprit74, mais aussi de celui qui dessine une certaine figure de l’amour.

Le corps et la chair s’entremêlent d’une manière inhabituelle avec la maternité : ce lieu de l’Autre a été dit « n’être pas à prendre ailleurs que dans le corps75 », …ce qui est intéressant précisément parce que « l’ objet occupe le lieu de l’Autre mais aussi incarne l’Autre76 » ; une prémisse qui n’est pas fortuite. Se référant au séminaire La logique du fantasme, Allouch écrit que l’Autre fait corps, « est le point d’orgue et d’aboutissement d’un parcours où l’Autre comme lieu n’a cessé d’être questionné, autrement dit jamais pensé de façon unitaire77 ».

Car, de plus, « un tel corps n’est pas celui des anatomistes, bien plutôt celui qu’évoque le mot chair78 » (Lacan dans la séance du 19 avril 1967).

Ainsi déployé, et après une lecture de la seconde analytique du sexe, cette proposition conduirait à la question suivante : « Comment, s’il n’était pas un lieu, l’Autre pourrait-il être occupé ?79 »

Foucault offre un trait décisif à l’analyse dans sa généalogie en situant certains personnages, parmi eux, la femme dans le lieu de l’Autre. Quelle serait la nécessité pour la femme d’y être logée ? Que produit, quand tel est le cas, la localisation de la/une femme en ce lieu de l’Autre ? À cette question Allouch répond, ce que l’on a appelé notamment, « l’éternel féminin… Cette expression réalise un double coup de Jarnac : aux femmes et à l’Autre80 ».

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