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Sérieusement analytique. Entretien avec Jean Allouch

Entretien avec Jean Allouch [1]

Sérieusement analytique

L’altérité littérale

1-INTERVIEWEUR : Trente ans après la publication de Lettre pour Lettre, vous écrivez une longue « postface » à une nouvelle édition de cet ouvrage. Quelles ont été les avancées que vous avez réalisées dans votre parcours de « suivi » de Lacan et de son expérience qui l’a amené à l’écrire ?

Elles sont rares les fois où une question posée, telle la vôtre, se présente effectivement. Le reste s’appelle bavardage (l’analyse est une pratique de bavardage selon Lacan). Et l’on bavarde beaucoup là où, pourtant, ce n’est pas le lieu, dans les productions « théoriques » du mouvement lacanien, afin de montrer qu’on parle le lacanien – une langue comme durcie, rigidifiée, sclérosée après la mort de Jacques-Marie-Émile Lacan et qui s’engouffre dans son absence alors que, de son vivant, il s’employait parfois à briser cette fâcheuse pente de prétendus élèves.

Votre question est aussi de celles qui sont pertinentes dans leur actualité. Pour autant, me revient-il d’y répondre ? En le faisant je me détournerais de ce qu’elle m’engage à vous dire. Que la réponse puisse et même doive venir de quelqu’un d’autre que moi tient à une situation reconnue par Lacan où ce n’est pas le sujet (ni l’agent, ni l’auteur), qui détient les réponses, car celles-ci viennent du lieu de l’Autre.

Lacan affirmait que chaque psychanalyste se trouve « forcé » (oui, forcé) de réinventer la psychanalyse (ce fut le cas de Groddeck, de Ferenczi, de Klein, de Stein et de bien d’autres et, vu d’aujourd’hui, le mien – ce qu’on me fait savoir). Cela a eu lieu sans aucune intention de départ, sans que je le veuille et moins encore le vise. C’est donc bien plutôt une problématique de départ que je vais vous rapporter.

Ce que j’ai à proprement parler voulu, c’est être un membre de cette École (EFP) qui offrait les dispositifs où, les jugeant appropriès, l’élève pouvait s’engager (cartels, séminaires, passe, publications, congrès, etc.). Quant à lui, Lacan attendait de ceux qu’il formait non qu’ils le répètent ou le commentent mais, bien plutôt, qu’ils « fassent un pas de plus ». Ou encore, pour l’analyste de l’École (AE), « qu’il l’ouvre ». Une attente très largement déçue ; il n’y fut pas pour rien car, déjà, le fait de le demander était un obstacle (il les privait de leurs éventuelles initiatives). Optimiste, on compterait sur les doigts d’une main les « pas de plus » venant d’autres que lui, membres de son école, qui ont été faits au temps de l’EFP. Rouvrez les revues L’Inconscient ou Topique, et même Scilicet (hormis, bien sûr, ce qu’y publia Lacan), plus rien d’important n’y figure qui serait utile aujourd’hui. On se satisfait maintenant encore à peu de frais des termes et des énoncés de Lacan, repris sans les interroger. Et vogue la galère ! On prétend le transmettre, on ne fait que l’étouffer.

Votre question avance entre guillemets l’idée que j’aurais « suivi » Lacan. Il s’est aussi passé autre chose, à savoir que c’est lui qui ne m’a pas suivi lorsque, en 1979, je proposai à l’EFP le ternaire « transcription, traduction, translittération ». Cette percée se présentait pourtant dans une étroite dépendance de son ternaire « réel/imaginaire/symbolique ». Ce fut juste un supplément, une graine déposée dans un humus sans aucune conjecture sur ce qui, de là, allait se produire. Voilà pour mon explication de votre « suivi ». Un « poursuivi » plutôt, non pas au sens de courir derrière, mais au sens d’un prolongement (avec, en premier, la translittération, support d’une manière de lire et d’écrire qui fut celle de Lacan et qui a fait ensuite chou blanc). Un « pas de plus », si vous voulez, et qui devait m’amener récemment à distinguer deux analytiques du sexe et à indiquer l’importance du neutre pour l’exercice analytique.

Votre question en appelle aussi à mon « expérience » (sous-entendu d’analyste). Vous aurez peut-être observé que je ne revendique jamais mon expérience. Si mes séminaires et écrits pour partie en proviennent, ce n’est jamais au grand jour. Et je ne suis pas non plus de ceux qui font état de tout le bonheur que leur a procuré leur analyse avec Lacan, portant leur analyse en boutonnière comme d’autres, en France, la légion d’honneur, cette marque napoléonienne qui affiche leur statut de serviteurs de l’État.

À quelques-uns (cinq exactement) nous avons dû frayer une voie non prévue par Lacan (tout d’abord la revue Littoral – qui, elle, n’a pas vieilli –, puis l’École lacanienne de psychanalyse, ELP). Cette inédite voie ne laissait aucune place aux notables de l’EFP. Ils revendiquaient leur expérience, ce qui nous apparaissait obscène car ils ne faisaient rien d’autre que balbutier du Lacan mis à leur sauce. Ils se vivaient comme des collègues, ils n’étaient pas des élèves. Lors de la dissolution de l’EFP, déstabilisés, ils se sont empressés de fonder, chacun, un groupe de façon à ne pas perdre leurs ouailles et d’en draguer d’autres. Ces groupes non plus n’ont rien produit de véritablement nouveau. La raison en est, entre autres, que ces « suffisances » ne lisaient pas Lacan, ce que nous avons été les premiers à faire (à notre demande, il nous donna sans barguigner les sténotypies de ses séminaires jusque-là gardées soigneusement sous le boisseau).

Nous n’avons pas non plus voulu suivre Lacan dans sa tentative désespérée (faute d’élèves dignes de ce nom) de marier l’École avec la famille. La sienne qui plus est. Un mariage à nos yeux tératologique. Un mode de transmission dénommé « épiclère ».

 Pour ma part, je ne me soucie aucunement de transmettre quoi que ce soit (je laisse aux religions cette préoccupation). Il faudrait pour cela se penser riche en savoir et croire ce savoir consistant, le penser comme un patrimoine. Ma position est autre : j’ai affaire à des problèmes que je m’emploie à traiter – et c’est tout.

La situation ainsi créée fut la suivante. Ce qu’aura été l’enseignement de Lacan, il me revient, comme à d’autres, de le dire, et non pas à lui (quand bien même Lacan l’a parfois fait). N’est-ce pas ce qui se produisit pour Freud avec Lacan ? Ce fut lui, Lacan, qui fit valoir ce que Freud disait. Sans trop se préoccuper, d’ailleurs, de ce que Freud en aurait pensé (ce qui l’aurait inhibé). Freud, par exemple, n’inclut pas dans sa liste de ses œuvres proprement psychanalytiques son ouvrage sur le mot d’esprit. Lacan le fit. Alors qu’au début de la psychanalyse en France était envisagée la confection d’un ouvrage de Freud qui aurait présenté ce qu’était sa psychanalyse, il répondit à Marie Bonaparte :

Un choix de mes écrits serait naturellement possible si l’on se limitait à ce qui est sérieusement analytique (je souligne), si l’on écartait donc tout ce qui en sort comme Le Mot d’esprit, Gradiva, Léonard, L’Analyse profane, Illusion, Malaise et même Totem et Tabou[2].

Ce choix ne fut pas celui de Lacan qui, dans son souci de faire valoir le symbolique, mettait en avant chez Freud trois ouvrages : L’Interprétation des rêves, Le Mot d’esprit et Psychopathologie de la vie quotidienne.

Devant la grande difficulté à problématiser Lacan, confrontés au sentiment de n’y pas parvenir, certains ont choisi de botter en touche (ce qu’entendront aisément ceux qui habitent le pays de Diego Maradona). Baissant les bras, ils s’en vont apporter leurs contributions dans des domaines devenus à la mode au sein des universités nordaméricaines et des médias. Ils délaissent ce qui s’est fort justement appelé « champ freudien » qui, comme tout champ, présente des problèmes spécifiques et offre les moyens de les traiter.

2- INTERVIEWEUR : Si la clinique est une clinique de l´écrit Comment ce que vous appelez « l’altérité littérale » est-il impliqué ici et comment ?

En ayant lu ce qui précède vous aurez su qu’il vous revient de répondre à cette question. Faites-le, vous apprendrez sans mon aide que la réponse est triviale.

Transmaître, Jacques Lacan et son élève hérisson, 2020.

3- INTERVIEWEUR : On a pu entrevoir, au fil de ce travail, les hérissons de Schopenhauer, Freud ou Lacan. Si oui, pensez-vous qu’il y aurait des différences et des points de contact entre eux, par rapport à ce que vous soulignez sur le lien maître/élève ?

Lacan parlait en maître, comme quelques autres à son époque. Et c’est ce que Transmaître s’emploie à faire entendre, ainsi qu’un autre livre qui étudiait Le Sexe du maître, à savoir des maîtres grecs de l’Antiquité. Le temps des maîtres m’apparaît révolu. Plus personne ne domine de sa figure l’ensemble de sa discipline comme ce fut le cas pour la psychiatrie (Ey), l’anthropologie (Lévi-Strauss), la psychanalyse (Lacan). Il n’y a plus aujourd’hui que des petits maîtres. Désespérés de ne pas être dominants, ils usent (comme notre ancien président Sarkozy) de talons hauts de façon à paraître plus grands qu’ils ne sont. En vain. On rit.

Lacan fut un maître, et non pas toujours et partout un psychanalyste (qui donc le pourrait ?). Au sortir d’une présentation de malades à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, un incident m’a appris que certains tenaient dur comme fer à la conception d’un Lacan toujours et partout psychanalyste. Celui qui examine le malade lors de sa présentation, c’est Lacan le psychanalyste, affirmaient ceux-là. Le prétendait lui aussi un collègue qui franchissait en train deux mille kilomètres (aller et retour) pour y assister. Je répliquai que cet exercice est des plus classique en psychiatrie, ce qui l’a terriblement fâché. Jacques Lacan n’a jamais radicalement rompu avec la psychiatrie, et vous serez peut-être étonné si je vous dis que ses séances dites pudiquement « ponctuées », étaient le fait d’un maître, de quelqu’un qui savait où précisément arrêter la séance. Ces séances courtes ont d’ailleurs été mises en œuvre par Lacan dès les années 1950, soit bien avant sa tentative d’en fournir une « justification » en les qualifiant de « ponctuées ».

La connivence de la psychiatrie et de la psychanalyse reste présente chez les petits maîtres. Elle se lit déjà dans la façon dont ils se présentent, des noms qui ont un « psy » en partage : psychiatre, psychanalyste, psychologue. Contre Lacan, Daniel Lagache triomphe, lui qui s’employait à inclure la psychanalyse dans le large univers de la psychologie générale. Cette connivence n’a jamais été écartée et ma proposition de rebaptiser spychanalyse la psychanalyse ne pouvait qu’être rejetée. Trop d’intérêts sont là en jeu.

4 – INTERVIEWEUR : Dans la relation analytique ; S’il existe un enseignement, il semble plus proche de « la docte ignorance » que de la connaissance. En d’autres termes, comment pourriez-vous relier la formule : « Sujet supposé savoir » avec le geste cusien ?

Il me faudrait avoir passé beaucoup de temps à lire Nicolas de Cues et ses commentateurs avisés pour être en mesure de vous répondre. Toutefois, juste à côté, je puis vous proposer une remarque inspirée par l’état actuel et désastreux des études lacaniennes. Pour partie, il provient du rapport au savoir de presque tous ceux qui publient en ce domaine. Il s’ensuit que bon nombre de psychologues cliniciens et de psychiatres, aujourd’hui en France, se détournent de Lacan, découragés par la langue de bois des lacaniens : ils sont ceux qui savent et vous font la leçon. On reste entre soi ; les notions, les formules sont devenues des signes magiques dont l’emploi montre que l’on est un initié.

Il en est toutefois dont les publications témoignent d’un si savant rapport à l’enseignement de Lacan qu’on les sait avertis de ce qui s’y présente comme problèmes irrésolus, affirmations intempestives et non étayées, positions bientôt délaissées, rectifications à peine suggérées, impasses, contradictions, suggestions, trous.

Trous ? Autant séjourner sur leurs bords, arrêter là.

 

Notes

  1. Entretien réalisé par Alicia Lezcano en collaboration avec Graciela Graham et publié en espagnol dans la revue digitale Narraciones Centro de Salud Mental numero 1, Buenos Aires, décembre 2023. Les questions posées à Jean Allouch lui ont été posées en espagnol, il y a répondu en français. Traduction de l’espagnol (Argentine) par Graciela Graham.
  2. Marie Bonaparte et Sigmund Freud, Correspondance intégrale, Paris, Flammarion, 2022, p. 1927.
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