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« …de la bactérie à l’oiseau ». Présentation des « Zoológicas lacanianas »

Manuel Coloma Arenas

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« …de la bactérie à l’oiseau ».
Présentation des « Zoológicas lacanianas »

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Manuel Coloma Arenas

Lacan a fait défiler un grand nombre d’animaux dans la majeure partie de son enseignement. Qu’il s’agisse de zoologie, d’éthologie ou de psychologie animale, qu’il s’agisse de symbolisme animalier par le biais de références littéraires ou d’images picturales, ces occurrences ne se réduisent pas à des données anecdotiques, même si elles ne sont pas dépourvues d’esprit et de bonne humeur. D’une manière générale, Lacan a fait visiter ce zoo – qui ressemble à un cabinet de curiosités personnel – pour mettre en valeur des arguments originaux et pour problématiser une série de questions biologiques impliquées dans une psychanalyse influencée par un certain évolutionnisme.

Mais, comment se fait-il qu’un matériau référentiel si présent chez Lacan ait été si peu étudié ? Peut-être est-ce dû à une explication a priori devenue une ritournelle : le recours aux animaux serait là pour montrer ce qui ne se produit pas chez l’homme. Une nouvelle question s’impose alors : existe-t-il vraiment une différence si tranchante entre l’animal et l’homme chez Lacan ? Et si tel n’est pas le cas, s’agit-il d’une simple ressemblance entre l’homme et l’animal, ou plutôt d’une sorte particulière de continuité, et surtout, en quoi les animaux viendraient-ils contribuer à la compréhension des phénomènes cliniques ? Afin de présenter un parcours en groupe d’étude, j’ai fait une distinction par étapes successives. Cependant, de nombreux animaux, comme les situations qui leurs étaient associées, réapparaissent au fil du temps à différents moments de l’enseignement de Lacan. C’est ainsi que le matériel provenant de la zoologie dont Lacan s’était servi pouvait parfois être le même, mais le problème clinique à traiter, lui, ne l’était plus, de sorte que l’accent et la tonalité de la biologie et des animaux invoqués pouvaient varier.

Ainsi, les spécimens de cette « lacanimalie » que je présente ici, ainsi que les problèmes correspondants, impliquent un certain nombre d’hypothèses. Elles sont toutes susceptibles de révision et elles ont une valeur heuristique, quoique pas préliminaire.

Pour commencer, une nouvelle question : est-ce seulement par rapport à l’imaginaire que la zoologie a été utilisée ? La réponse peut être anticipée : certainement pas ; mais non seulement cela, le registre imaginaire lui-même, dans sa relation constante avec le symbolique, a eu une branche d’origine qui, j’ose le dire, a été complètement effacée des commentaires à son sujet. Dans la bibliographie du texte « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu2 » il y a toute une section consacrée aux questions zoologiques. Plus précisément, y figure un texte qui aborde un des premiers concepts auxquels Lacan fait référence dans cet essai, à savoir, l’interattraction. Il s’agit du livre de François Picard Les phénomènes sociaux chez les animaux3 paru en 1933. Mais le concept a été inventé par Étienne Rabaud, d’abord dans un article du Bulletin biologique de 1927, « Les Rassemblements des mâles d’Halictes et le phénomène social chez les Insectes », puis dans son livre de 1929, Phénomène social et sociétés animales4.

Cette notion d’interattraction, ça consiste en quoi ? L’attraction entre pairs est produite par une pure similitude, indépendante des besoins biologiques (nourriture, reproduction, température), ou de toute coopération ou dispute autour d’un objet. Le cas de Rabaud, revisité par Picard, est celui des abeilles Halictes mâles, qu’il observe s’approcher les unes des autres sans aucune utilité vitale.

Les sociétés dites animales ne peuvent donc pas être considérées comme telles sur la base des liens du sang, c’est-à-dire sur la base de ce que l’on a coutume d’appeler famille. Elles se constituent à partir du phénomène d’interattraction. Elles ont donc un statut similaire à celui que Lacan donnait à la famille humaine, puisque celle-ci ne se constitue pas exclusivement sur la base des liens de sang, quoiqu’elle ait été réduite à ce noyau par certaines conditions historiques. Autrement dit, une famille humaine serait un ensemble du même ordre qu’une société animale. On voit là la portée de la notion d’interattraction. L’affaire n’est pas aussi simple que ce que la division classique entre nature et culture l’a voulu, et ceci malgré les influences durkheimiennes qui circulent dans « Les complexes familiaux… ». L’hypothèse retenue ici est que la notion d’interattraction n’est pas sans importance, elle se révèle comme un « fossile directeur5 » à partir duquel la question de l’autre va se déployer, présent dans tout le défilé des animaux les plus connus dans la configuration du stade du miroir et dans des textes tels que « Propos sur la causalité psychique » ou « L’agressivité en psychanalyse ». Il s’agit d’un savoir qui permettait à Lacan de discuter, déjà en 1937, avec la paléobiologie psychique de Marie Bonaparte, et d’intervenir en 1938 pour défendre la pulsion de mort face à la biologie de Lowenstein à propos du masochisme.

On ne peut pas ne pas souligner l’Umwelt de Von Uexküll, un concept qui a signifié pour Lacan une longue trajectoire référentielle, depuis « Structure des psychoses paranoïaques » en 1931 jusqu’aux derniers séminaires et écrits ; avec des variations de ton et de valeur, impliquait toujours un cas particulier d’imago dans l’homme, c’est-à-dire, un Umwelt modifié. La rupture du cercle fonctionnel entre le Umwelt et l’Innenwelt est liée à la critique de la sphère et on peut la retrouver, par exemple, dans l’intérêt que Lacan porte aux rapports entre la sphère et la croix quand il s’occupe de Joyce, en proposant son nœud en opposition à ces symboles6.

RSI : 8-4-1975 :

Quelque chose de semblable se produit avec la fœtalisation de la progéniture humaine – un concept inventé par Bolk et appelé plus tard « néoténie » – qui restera si présent chez Lacan qu’il la rappellera comme la condition réelle de l’entrée de l’homme dans l’économie imaginaire dans « La troisième7 ».

Une relation complexe avec Darwin et le darwinisme peut également être retracée à partir de ces années, elle deviendra plus explicite dans des séminaires tels que L’envers de la psychanalyse où Lacan parle de la « pitrerie darwinienne8 » que représente le meurtre du chef de la horde dans Totem et tabou (hypothèse qu’il remet toujours en question, par exemple dans « Les complexes familiaux », où il s’appuie sur Solly Zuckerman et son The Social Life of Monkeys and Apes9, entre autres), puis dans sa façon de considérer l’homme comme « humus10 », ou ses constantes références à la domestication. Le « Père-Orang » de « L’étourdit11 » mérite d’être pris en compte dans ce contexte, tant dans la critique menée à travers sa figure, que dans le décryptage de cette image-symbole, puisque, dans l’ensemble, il y a quelque chose de cet ordre lié à la question des noms du père, y compris dans les considérations autour de la voix à travers la corne de bélier (le shofar).

Une deuxième hypothèse découle de ce qui précède : non seulement Lacan a été au courant des questions biologiques et animales depuis très tôt, mais on peut dire que son geste par rapport à ces disciplines n’est en rien un rejet, mais celui d’une occupation, d’une perturbation, d’un transfert, d’une greffe de certaines avancées de la biologie pour l’opposer à une biologie psychanalytique marquée d’évolutionnisme. Les origines de cette version évolutive de la psychanalyse pourraient être retracées dans le tronc des ancêtres Ferenczi et Abraham, qui, à partir de là, aurait étendu ses branches en homologuant des concepts tels que la relation d’objet ou en s’adaptant pour survivre à la conception de l’amour comme génitalité accomplie. Ainsi, en utilisant la biologie, la zoologie et l’éthologie dans la configuration de l’imaginaire, les contours des autres registres commencent à émerger. En ce qui concerne le symbolique, on repère son émergence à travers les mécanismes de déclenchement des cycles de comportement animal et, surtout, autour de certains phénomènes dits de déplacement. Je prendrai comme exemple deux animaux mentionnés par Lacan au début des années 1950. Tous deux peuvent être considérés comme des charnières entre l’imaginaire et le symbolique.

Commençons par le poisson épinoche (gasterósteo) : il constitue le cas paradigmatique des déclencheurs et des déplacements. Connu surtout à travers les études de Niko Tinbergen, ce poisson a comme déclencheur principal la couleur rouge (certains l’ont contesté, comme Rémy Chauvin, l’entomologiste du grillon pèlerin) tant pour des comportements agressifs par lesquels il défend son territoire — il peut adopter la pose d’intimidation quand on le place face à un miroir — que pour la danse en zigzag liée à l’accouplement. Dans cette danse, le mâle conduit la femelle au nid après qu’elle lui a montré son ventre gonflé, où il la stimule en la « secouant » pour qu’elle expulse ses œufs afin qu’il puisse les féconder. C’est l’efficacité du déclencheur qui permet à l’action des leurres de déclencher « artificiellement » le comportement et de « tromper » l’animal.

Lacan parlait déjà de ces phénomènes dans la conférence de 1953, « Le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel », où les déplacements, qu’il considère avec le terme important d’« effacement » (effaçons-effacement), sont exposés non seulement comme l’illustration de la prédominance de l’image tant chez l’animal que chez l’homme, mais aussi comme des esquisses du « comportement symbolique » :

[…] par exemple, dans un cycle de combat, la brusque survenue, au retour de ce cycle (chez les oiseaux l’un des combattants qui se met soudain à se lisser les plumes), d’un segment du comportement de parade qui interviendra là au milieu d’un cycle de combat12.

De même, un objet servant autrement que d’habitude peut acquérir une valeur socialisée. Il suffit d’examiner le cas du poisson symbolique de l’hirondelle de mer, mentionné par Lacan dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse13 ». C’est la charnière entre l’imaginaire et le symbolique que j’ai évoquée plus haut.

Plus tard, dans Les écrits techniques de Freud, l’épinoche réapparaît avec la même valeur illustrative que « l’effacement », mais ensuite, dans le séminaire sur Le Moi dans la théorie de Freud et la technique psychanalytique (1954-1955), la réflexion commence à prendre un tournant. Lacan semble nous montrer ici une simple capacité adaptative de ce poisson, surtout parce qu’il introduit maintenant un des aspects les plus connus de l’éthologie de cet animal : faire des trous, par lesquels, selon Lacan, l’épinoche « s’imprime elle-même ». Dans Les psychoses, ça change encore, Lacan célèbre maintenant la capacité de ce poisson et, avant tout, le moment de désorientation dont l’épinoche fait l’expérience quand les distances territoriales vis-à-vis des semblables-rivaux se modifient, moment dans lequel, selon Lacan, le petit poisson se met à faire les mêmes trous — dans la même pose d’attaque — que ceux qu’il fait quand il « fait l’amour ». Ces considérations sont bien plus que des anecdotes, il s’agit de démonstrations portant sur la façon dont on peut être guidés par l’épinoche dans la clinique, tant pour distinguer les registres que pour localiser le transfert dans un lieu précis et, surtout, parce que l’« êthos » troueur de l’épinoche apparaît dans Les Psychoses au milieu d’un commentaire qui cherche à préciser les contours des phénomènes paranoïaques au travers d’une comparaison entre les cas de Dora et de Schreber.

Concernant ce moment de désorientation et ces trous, on peut dire que l’épinoche entre dans une zone où le caractère univoque et préformé de ses images et de ses signes s’efface, pour entrer dans une résonance avec la dimension humaine, comme animal qui a perdu cette relation à ses images et qui manifeste une négativité qui, pourtant, ne lui est pas exclusive. On peut rappeler ici la mention des crabes et des rasoirs avec lesquels Lacan enseignait que le réel, s’il n’est privé de rien, peut en même temps être troué. C’est que la négativité, comme l’appelait Hegel, ne commence pas, chez l’homme, lorsqu’il perce le réel, mais dans le trou de son « bas-ventre14 ».

Dans de tels passages, certaines références d’autres disciplines convergent avec les premiers exposés de Lacan sur les animaux. Une enquête sur sa « zoologie » nécessite une mise en place anachronique. À titre d’exemple, certains concepts élaborés plus tard par Deleuze et Guattari résonnent très bien. Ainsi, la « zone d’indiscernabilité » de Deleuze, en relation avec le tableau de Francis Bacon, est décrite comme la spiritualité de l’animal à l’unisson de l’animalité de l’homme, un fait commun qui est de la chair, une identité de base sans ressemblance15. Bien sûr, la question du « devenir-animal » n’est pas loin ; définie comme production réelle, elle se pose comme ligne intermédiaire entre deux espèces qui sont entrées dans une relation non contraignante, et où aucune ne sait rien de l’autre, comme entre la guêpe et l’orchidée, mais aussi dans le devenir-animal de l’homme lorsqu’il se met en relation avec un animal ou acquiert un certain « êthos » qui n’imite pas la bête mais transforme ses forces pour faire naître quelque chose de nouveau16. Nous pensons d’ailleurs que l’effacement correspond exactement à ce que Deleuze et Guattari ont appelé la « déterritorialisation », c’est-à-dire tout ce qui a séparé un signe de son référent pour devenir le matériau d’autre chose17. Qu’on le veuille ou non, une lecture attentive de considérations de cet ordre contribue à enrichir le paysage de l’animalité lacanienne. Le moment de l’égarement du poisson épineux, mis en évidence par Lacan, est une zone d’indiscernabilité entre sa désorientation et la perte inéluctable de la référence sémiotique de l’être humain.

Pendant au moins les trois premiers séminaires, il y a eu une espèce d’éthologie de la libido et du refoulement. Pour Lacan, l’éthologie offrait de meilleurs outils que ceux dont Freud avait disposé pour penser le transfert, le narcissisme, la pulsion de mort ou le parcours d’une analyse. Déjà dans Les Écrits techniques de Freud, Lacan avait revisité les usages freudiens de la biologie et du plasma germinatif de Weismann pour faire référence à la libido, mais il a aussi élaboré ce qu’on pourrait considérer comme une version humaine de la Prägung que Konrad Lorenz avait pu observer chez les oies, expliquant avec elle la « frappe » (empreinte, impresión) de la scène primitive chez « l’Homme aux loups18 ». En d’autres termes, le nachträglich freudien pourrait être compris sur la base d’une lecture particulière de la Prägung.

Dans Les Psychoses, le rouge-gorge fait son entrée et constitue un bon exemple des ressources éthologiques auxquelles Lacan peut faire appel19. D’abord présenté par Tinbergen, il a été surtout étudié par David Lack : la couleur rouge est à nouveau mise en évidence, ainsi que la configuration d’un territoire érotico-agressif, fait à partir de l’effacement d’un matériau, par exemple des branches pour la construction du nid. Cependant, la matière sur laquelle le rouge-gorge travaille le plus, et dont Lacan ne parle pas, est le son qui devient chant. Quoi qu’il en soit, cet exemple servira de base pour la définition du signifiant, l’obtenir à partir de l’effacement du signe et de la trace.

Une nouvelle hypothèse doit donc être mise en avant : l’effaçon ou l’effacement qu’on peut observer dans la perte de la valeur préformée des images dans les cycles animaux est une notion qui deviendra fondamentale dans la définition du sujet et de signifiant chez Lacan. Cela sera exposé dans L’Identification (1961-1962), mais pas avant que cette sorte d’« anéantissement » de l’objet par rapport à son usage, et du signe par rapport à son référent et à sa signification, n’apparaisse avec un autre exemple animal : le vison dans Les Formations de l’inconscient (1957-1958).

On trouve là, dans le développement des rapports entre la demande et le désir sur le graphe, une anticipation de ce que Lacan dira par la suite de sa chienne Justine : l’animal est « sensible » à la parole, et son effet est une satisfaction. L’industrie de la fourrure savait que la fourrure des visons était d’une qualité d’autant meilleure qu’on leur parlait plus. À cet égard, une allusion importante à Pavlov va apparaître, auteur qui deviendra une présence constante dans plusieurs séminaires de Lacan, notant dans ses expériences, l’action de la parole et la place du désir de l’expérimentateur. À partir du vison et des chiens de Pavlov, une définition du signifiant dans son rapport à la voix se fait jour : c’est un creuset, c’est-à-dire quelque chose qui décompose, configure un vide et résulte d’un effacement20.

J’ai mentionné que dans cet ensemble, des références littéraires apparaissent et que le « symbolisme » animal n’est pas écarté. Ainsi, par exemple, le commentaire de Lacan sur Le Balcon de Jean Genet s’arrête sur un cygne brodé sur un mouchoir21 qui peut être lu comme une « phallophanie », d’autant plus que cet animal a été associé, dans l’histoire de Leda et le cygne, à la présence phallique et prolifique de Zeus ; ou dans L’Identification, l’apparition fantomatique d’une souris provenant, selon Lacan, d’un conte du folklore celtique22.

L’animal opère parfois comme un trope, ce qui n’en fait pas pour autant une pure analogie. Dans cet ordre-là, on peut repérer une zone intermédiaire ou indéfinie du phénomène d’identification. Le retour du criquet pèlerin, dans la séance du 22 novembre 1961, suggère l’installation d’une nette différence dans les phénomènes d’identification chez l’animal et chez l’homme. Mais une semaine plus tard, dans la fameuse séance où il est question de Justine, Lacan relativise l’affaire en répondant au reproche de méconnaître l’animal et affirme avoir sa propre version du « préverbal23 ». Il est de la plus haute importance de revenir ici à une référence utilisée dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité : la pensée pré-logique et les lois de participation de Lévy-Bruhl. Ainsi, cette zone qui n’est ni humaine ni animale, mais où les deux se conjuguent dans un « être-avec » (mitsein), est montrée avec L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire citant le monstre Chapalu (qui avait la tête d’un chat, les pieds d’un dragon, le corps d’un cheval et la queue d’un lion, dévorant les sphinx suicidaires). Dans l’identification à partir du trait unaire, il s’agirait alors d’un lieu impossible, même monstrueux, humanimal24 comme le nomment certains.

Mais je pense qu’une tentative claire d’aller au-delà de l’analogie a été l’utilisation de l’embryologie et des différentes figures des phases embryonnaires, utiles tant pour l’identification que pour démontrer la caducité de l’objet dans l’angoisse. Les processus de gastrulation, les migrations de l’endoderme, ectoderme et mésoderme, la configuration du nœud de Hensen, la ligne primitive et le canal chordal comme le doigt d’un gant : il s’agit dans chaque cas de torsions et d’interpénétrations équivalentes à celles du cross-cap25. Nous assistons ici à un nouveau chapitre parmi ceux où se développe la discussion contre la sphère.

Ces torsions embryo-topologiques peuvent renvoyer à ce que Lacan a pu retenir de certains exemples concernant des animaux. Prenons la Daphnia (il s’agit en fait du Palaemon) et l’incorporation de ses statolithes26 : il ne s’agit pas de dire qu’il se passe chez l’homme quelque chose de « semblable » par rapport à la voix, mais que ce comportement est la chose même qu’il vise à démontrer, c’est ainsi que la voix est incorporée, sauf que son « intérieur » est, au contraire, tourné vers l’extérieur, c’est-à-dire, chez l’Autre. Lacan semble nous entraîner sur les chemins infernaux d’une sorte de baroque labyrinthique de la condition humaine.

Côté biologie, l’ornithorynque et l’échidné de L’Angoisse représentent la série des infra mammifères : monotrèmes-marsupiaux-placenta27. Leurs mamelles et leur sac ventral (incubatorium) respectifs, en tant que formes de l’objet a, problématisent l’ontogenèse et la phylogenèse psychanalytique. Ce qui importe à Lacan est de montrer que la mamelle est antérieure au placenta, idée qui se trouvait déjà en germe dans « Les complexes familiaux… », à propos de l’équivoque dans l’expression retour au « sein maternel ». Le placenta nous induit donc en erreur en nous faisant croire que le sexe est un « rapport », car il propose une idée sphérique du sexe, oubliant qu’il s’agit d’un objet « plaqué » qui peut être détaché, selon le modèle de la séparation et de la sépartition du sein28.

Hypothèse donc, en guise de question rhétorique : l’homme n’est-il pas un embryon qui se plie et se replie, même lorsqu’il prend une forme qui semble définitive, en maintenant latente cette condition embryonnaire et topologique qui détermine ses mouvements sur le plan du désir ?

Pour sa part, un séminaire comme L’Angoisse implique toute une ménagerie (cerfs, chats, hippopotames, insectes avec leurs « dards ») à travers laquelle on aborde des questions comme le marquage et l’effacement des traces, l’angoisse animale où l’unité vivante perd son orientation, la réaction de fuite pour penser le signal d’alarme chez le sujet humain, celle-ci ayant déjà été abordée dans Le transfert… à travers la figure du troupeau, faisant là une distinction entre le lieu du signal et l’objet angoissant, c’est-à-dire, entre i(a) et a29.

Dans cet Umwelt humain, en d’autres termes dans cet espace de l’Autre, l’angoisse de l’objet a paraît impliquer, dans sa caducité et sa détumescence organique, un retour quelque peu transformé de l’animal. Ce n’est pas l’animal pur qui revient dans l’angoisse. C’est quelque chose de ce qui habite encore l’humain, vivant déjà parasité par le symbolique, et qui rend cette condition de base presque méconnaissable. Ainsi, par exemple, l’expérience de morcellement corporel qui accompagne l’angoisse à travers son objet, est le morceau d’une animalité indélébile chez l’humain, le retard propre à son espèce, sa fœtalisation. Ce morceau de condition parasitaire revient dans l’angoisse. Les restes du placenta n’ont pas cessé d’envelopper cet animal parlant qui reste embryonnaire. Donc, les figurations animales acquièrent, parfois, la valeur de ce que j’oserais appeler un cas. L’animal acquérrait alors un plein droit de cité dans le pays des références sublimes les plus connues et les plus usitées par Lacan.

Le registre du réel commence à faire son apparition par cette voie zoologique, pointant vers l’inexistence du rapport sexuel. Dans L’Envers de la psychanalyse (1969-1970), un poisson abyssal — le poisson baudroie — prend valeur de paradigme. D’apparence monstrueuse, la femelle fait de la copulation une cérémonie d’absorption presque complète du corps minuscule du mâle qui se trouve réduit, finalement, à ses testicules. Hors proportions, le petit poisson-phallus disparaît là où on l’attend, quoique ses testicules restant dehors témoignent aussi de la façon dont le phallus reste en dehors du corps qui s’assume jouissant. L’anomalie humaine consiste en ceci que « l’un n’a pas ce dont l’autre ne sait que faire30 ».

On arrive maintenant à une petite histoire qui tourne autour des bactéries et des bactériophages. Le 12 avril 1975, Lacan intervient dans la séance « Les Concepts fondamentaux et la cure : sur le rêve31 ». Ce jour-là il s’attarde sur la métaphore freudienne qui compare l’ombilic du rêve au mycélium. Lacan déclare que c’est ça, ce qu’il avait en tête quand il avait parlé de la sexualité des bactéries cette année-là. Si l’ombilic du rêve est ininterprétable, quelque chose de cette jouissance bactérienne pourrait rendre compte du réel impliqué dans le sexe. Mais le 12 mars 1969, dans le séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan avait déjà mentionné les travaux auxquels il se réfèrera dans son intervention de 1975, ceux de François Jacob et d’Élie L. Wollman sur l’artifice de la relation entre les bactériophages et les bactéries32, parus dans le livre intitulé en français La sexualité des bactéries33.

Le problème abordé dans ce séminaire était la perspective psychanalytique du sexuel, conçue comme une division en deux moitiés, pour proposer une relation aboutie ou à aboutir. À l’aide de cette sexualité bactérienne, Lacan formulait le problème logique du « tous les mâles » et du « Tous les non-mâles », ce qui constitue un antécédent à l’inexistence du rapport sexuel. Plus tard, en 1974, dans Les non-dupes errent, Lacan fait référence à Jacob et Wollman au moins dans deux occasions. Sa fascination microscopique peut se résumer ainsi : les bactériophages déposent leur ADN à l’intérieur de la bactérie, qui peuvent à la fois soit se reproduire, ce qui transforme le phage en prophage, soit elles peuvent éclater et mourir. La bactérie jouirait de cette infiltration.

Cette jouissance bactérienne infectieuse, a conduit à la démonstration globale que, différentes mutations de bactéries de la même lignée, classées selon leur capacité positive ou négative de fertilité, pouvaient avoir accès au sexe à une condition exclusive : les positives transforment les négatives en positives, mais pas l’inverse.

En d’autres termes, la spécificité sexuelle commence à exister, comme cela a été démontré au niveau des bactéries, à condition qu’il n’y ait pas de rapport entre deux branches du même arbre34. De telles situations ont amené Lacan à s’interroger sur l’existence d’un savoir dans le réel, sur la réponse possible de ce registre à la question de la jouissance et sur l’inexistence du rapport sexuel35. Même le fait que le soutien de la vie, sur la base de cette logique vivante, soit expliqué en termes de langage et de message, a conduit Lacan à explorer les subtilités d’un ordre dans le réel, qui, bien qu’impliqué par la vie, en est en même temps exclu36. L’intérêt profond de Lacan pour la biologie cellulaire, les progrès de la génétique et l’ADN en tant qu’écriture et message, restent étonnants.

Je ne peux pas m’attarder sur toute la pertinence de la Bêtise, promue par le discours psychanalytique et condition du signifiant comme quelque chose de « bête ». Mais il convient de mentionner que c’est à propos d’un animal que je conjecture comme faisant partie d’un possible déchiffrage du titre de « L’Étourdit » (1972). Il s’agit de l’étourneau et de l’expression « parler comme un étourneau », c’est-à-dire, s’exprimer étourdiment, à tort et à travers et parfois en ritournelle, comme un disque. Dans cet écrit réapparaît l’Umwelt, dans un contrepoint vis-à-vis de Heidegger qui oppose un étourdit animal à une ouverture humaine. Il y aurait, au contraire, un étourdit humain… dont il faudrait se réveiller ? Quoi qu’il en soit, l’éthologie de l’étourneau est utile : ses mouvements de groupe prennent des figures topologiques par des imitations rapides entre 6 ou 7 membres du vol ou essaim, dont le son est connu en anglais sous le nom de murmurations, soit des murmures ou des médisances.

La phrase : « … de la bactérie à l’oiseau », est prononcée dans Le sinthome le 18 novembre 1975. Lacan fait référence à la nature comme quelque chose qui reste en dehors de ce qui est nommé, c’est pourquoi elle reste hors nature. Par un argument d’une logique diabolique, il semblerait que deux définitions de la nature soit présentées ici : l’une qui se soumet à l’ordre des choses nommées, l’autre qui reste en dehors de cet ordre-là et qui pourrait donc, on l’infère, rendre compte du réel. Avec ce genre de paradoxe, Lacan nous avertit que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de relation sexuelle « naturelle » chez l’homme que nous devons croire qu’il n’y a rien de naturel dans le sexe. Au contraire, si les bêtes sont nommées, alors ce n’est pas un privilège humain qu’il n’y ait pas de rapport sexuel naturel, c’est pourquoi il faudrait enquêter — comme Lacan lui-même l’a fait — de la bactérie à l’oiseau. Autrement dit, il ne s’agit pas ici d’une référence biblique — livre où les bactéries ne sont pas nommées, d’où l’importance d’avoir pu aborder leur sexualité dans leur rapport à l’ombilic du rêve — mais plutôt d’une référence où Lacan se sert de la nomination pour montrer ce qu’il a déjà fait, invitant son public à le suivre dans ce qu’on peut appeler désormais ses « zoo-logiques ». L’hypothèse ici pourrait être formulée en interrogeant à la fois la natura et la contre-natura. Ce qu’on a appelé « nature » est en soi une invention humaine — ce « pot-pourri de hors nature37 » —, ergo, il faudrait se garder de considérer hâtivement la sexualité humaine comme étant contre-nature.

Enfin, je ne veux pas laisser de côté une référence énigmatique à un animal qui tourne autour de Joyce. Le 16 juin 1975, dans « Joyce le symptôme38 », Lacan conclut en parlant d’un âne dont « Dieu sait que Joyce en fait état dans Finnegans », centre des quatre points cardinaux, point de croisée de la croix. Cet âne existe-t-il ? Ou s’agit-il d’une nouvelle « invention » de Lacan, une autre de ses « fausses représentations » concernant Joyce ? Oui, cet âne existe ! Il s’agit du donkey ou du ass des quatre anciens, des quatre juges, des quatre évangélistes (le « mamalujo »), les quatre points cardinaux, la fusion avec le personnage de Shaun : ils se supportent de cet âne. N’a-t-on pas ici une sphère et une croix ? Ne s’agit-il pas d’une espèce de sinthome qui supporte quelque chose, mais non pas comme un cinquième, mais comme un quatrième rond de ficelle sur le nœud ?

Le hi-han de cet âne — comparable à l’aboiement du chien ou au ronronnement du chat — aurait affaire avec l’inexistence du rapport sexuel (hi han a pas). Peut-être s’agit-il d’une allusion à l’âne d’Apulée, mais je contribuerai à ce stade avec une autre référence : cela pourrait faire référence à la fête de l’âne vers la fin d’Ainsi parlait Zarathoustra, texte que Joyce connaissait de près. C’est un âne qui représente le vieux Dieu, ombre devenue parodie : on croit en lui sans y croire, comme cela se passe avec les hommes supérieurs dans Zarathoustra.

L’hypothèse de ce petit épisode joycien commencerait alors par une série de questions : et si on pouvait, à partir de cette idée, revaloriser ce que Lacan fabrique avec le nœud qu’il nomme « ego », et si plutôt que parler de l’ego de Joyce on parlait de ce que l’artiste fait avec son nom, avec les limites et les avantages de ce symptôme qui se noue à d’autres ronds de ficelle ? Au-delà du proprement symptomatique, ne pourrait-on pas avoir affaire ici à une véritable revalorisation de l’imaginaire ? Une revalorisation qui ne serait pas simplement une occasion pour parler ou discuter à nouveau autour de l’imaginaire, mais plutôt une occasion pour lui donner une autre valeur. Une « zoologique », dans cette perspective, pourrait constituer l’« êthos » avec lequel chaque humain trouverait une façon, plus ou moins symptomatique, pour faire avec l’inexistence du rapport sexuel.

Pour conclure, plutôt que la présumée distinction catégorielle que Lacan aurait faite entre l’homme et l’animal c’est d’un continu qu’il s’agit, mais qui suppose en lui une variation qui la rend discontinue, un écart qui ne cesse d’appartenir à cette continuité. On découvre un Lacan qui, sans faire de la biologie, n’y est pas indifférent. Le contrepoint avec les études actuelles sur l’animalité devient plutôt assez évident, puisque j’essaie d’éviter de laisser l’animal sortir de sa cage et, sans m’en rendre compte, je l’y enferme à nouveau. Ce n’est pas le cri anthropocentrique : les animaux font la même chose que nous ! Cependant, de nombreux exemples qui défilent dans ces études contemporaines semblent quasi-identiques à ceux que Lacan avait déjà pris en compte. Il suffit de considérer ce qu’un Dominique Lestel dit, en 2004, à propos de l’existence de règles conventionnelles par déplacement de comportements, la capacité de leurrer et le semblant dans le jeu, ou une certaine manière d’exprimer la négation chez les animaux39. Pourtant, c’est le même Dominique Lestel qui apporte une définition qu’on pourrait rapprocher de la position de Lacan : celle qu’il appelle « onto-évolutionniste » qui affirme que l’humain s’est constitué par sa proximité de l’animal et non pas par son éloignement40. Mais les perles cliniques que Lacan trouve dans les huîtres de l’éthologie, si précieuses, on les trouve au-delà ou en deçà d’une ontologie ou d’un évolutionnisme. L’affaire des traces faussement fausses, par exemple, permet de définir un comportement qui n’est pas humain mais qui est « essentiellement signifiant ». Ne peut-on dire que les trous de l’épinoche étaient déjà de cet ordre-là ? La notion d’effaçons ou d’effacements, aux différents niveaux où elle se présente, devient fondamentale. Ce qui importe, c’est la désorientation animale. Dans cette zone indéfinie se présente quelque chose de monstrueux, un lieu où le germe des espèces est brouillé et où ce qu’on appelle « pulsion de mort » se faufile dans la vie (cette idée « géniale », c’est-à-dire, « grotesque » et « délirante » de Freud, comme Lacan l’a dit à Caracas41). Mais ce n’est pas une mauvaise nouvelle. Pensons au double sens du mot « bétise », puisqu’il s’agit d’en sortir en l’encourageant, pour produire un signifiant — c’est-à-dire, quelque chose de « bête » — de façon à ce qu’un savoir occupe le lieu de la vérité42. On pourrait affiner ainsi la définition de Lestel, avec l’idée que chez Lacan l’homme soulage sa bêtise par sa propre animalité, sa…bestialité. Plutôt que des sphères harmoniques ou des croix de salut dans un au-delà, ce serait une vision labyrinthique, où on ne compte plus sur les fils pour nous guider dans un exploit héroïque. Une sorte d’Ariane abandonnée… mais attendant un Dionysos – ce dieu monstrueux qui s’accompagne d’êtres mi-hommes, mi-animaux – et qui transforme sa tragique impossibilité humaine en un comique chantonnement animal43.

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