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István Hollós – Le « dictionnaire » personnel d’un fou
Gloria Leff
À Anna Perot
In memoriam
s egy lesz a szerzemény elosztva széjjel
hogy mindenki páratlan áll az örömben.
A testvér nem gúnyolja a győzelmes sorsát
A valóság gyönyöre önti szét imbolyát,
Az élet vidám-zajtalan hömpörül
és mosolyogva ifjak és aggok
a tánctűz tomborával lengik
az ember öntudatát1.
Ne vous inquiétez pas si vous n’arrivez pas à lire ces quelques lignes en hongrois. Je vous propose de prendre un petit moment pour écouter d’abord la musique de cette langue étrange apparentée au finnois et à l’estonien, dont le vocabulaire, l’écriture et la phonétique sont tellement étrangers aux grandes langues indo-européennes classiques qui nous sont plus familière.
Je reviendrai peu après sur une possible adaptation au français de ce petit fragment qui provient d’un des nombreux poèmes que István Hollós a transcrit de l’un de ses patients.
Pour commencer, je note simplement que dans ces huit vers il y a au moins deux jeux de mots, quatre néologismes, un archaïsme, et deux créations de mots. Donc, il vaudrait mieux de ne pas se précipiter à essayer de les comprendre.
Vous devez vous demander qui est Isvtán Hollós. Je vais seulement vous dire pour l’instant, qu’il s’agit d’un des analystes de l’École de Budapest qui a osé, avec Ferenczi, s’aventurer dans les régions les plus inexplorées de la pensée freudienne, et dont l’expérience pionnière avec la folie s’est perdue dans les horreurs du nazisme et du communisme de la Hongrie du siècle dernier.
ISTVÁN HOLLÓS (1872-1957)
En travaillant l’expérience de Hollós avec ses patients dans diverses institutions, m’est revenue à l’esprit la déclaration faite par Allouch en 1999, selon laquelle « la psychanalyse sera foucaldienne, ou ne sera plus », qui a donné lieu à une véritable prise de position de sa part. Après la lecture de L’altérité littérale, postface en 2021 à la réédition de Lettre pour lettre (1984)2, il m’est apparu que Hollós pourrait bien avoir été un foucaldien avant la lettre, et cela, avant tout, par sa façon d’accueillir les expressions de ses patients au niveau de leur propre langage. Cette nuance m’a permis de préciser que c’était par la manière qu’il a trouvée de recevoir les paroles incompréhensibles pour lui de l’un d’entre eux que Hollós s’est très vite débarrassé de la distinction entre le fou et le non-fou, entre malade et sain d’esprit, entre folie et santé mentale, entre dedans et dehors, entre violence et astuce… bref, de tout binarisme, quel qu’il soit, pour être en mesure de recevoir la façon de s’exprimer de chaque patient. De là vient sa rupture avec la médecine mentale de son temps et avec ses maîtres en psychiatrie. De là aussi, la mise en œuvre d’une pratique de la liberté qu’il s’est donnée tout d’abord à lui-même, et qui lui a permis d’approcher l’expérience singulière des différents pensionnaires. C’est ainsi qu’il a pu les accompagner pour qu’ils puissent canaliser et assumer la responsabilité de leur protestation et de leur propre liberté. Ce faisant, il a mis en place une conception nouvelle de l’asile que l’on a même pu nommer un « asile des portes ouvertes ». Il faut souligner également qu’en supportant une certaine étrangeté du langage de son patient, il a su avoir la patience de ne pas se détourner de cette étrangeté, et ainsi accueillir « la langue distordue3 » de celui-ci. Je cite Hollós :
Lire ce poème une fois, puis l’abandonner sous prétexte qu’il n’a pas de sens, serait une injustice psychologique et artistique. Nous sommes confrontés ici à un monde de pensée étrange. Mais cette étrangeté doit devenir familière. De même que l’oreille habituée à la musique mélodieuse, ne saurait apprécier une musique sans mélodie qu’après l’avoir écoutée à plusieurs reprises4.
De l’altérité « littérale » à l’altérité « radicale »
Dans « L’altérité littérale », Allouch invite ses lecteurs à le suivre sur un terrain nouveau et accidenté qui ouvre à un domaine inédit pour réintroduire dans l’analyse, avec de nouveaux termes, la façon de parler ou d’écrire de certains fous. C’est pourquoi je me risque à avancer l’hypothèse suivante : dans la nouvelle édition de Lettre pour lettre (2021), Allouch va de l’altérité « littérale » à l’altérité « radicale ». Il part d’un ternaire, « traduire, transcrire, translittérer », qu’il invente en 1984, où en prenant appui sur la translittération — en tant qu’opération d’écriture —, s’ouvrait une possibilité de lecture, de déchiffrement des interprétations délirantes5. Rappelons-nous comment il le formulait alors :
Le psychotique assoit ses interprétations en les fondant sur l’écrit. Telle est la raison qui les rend illisibles, qui décourage leur lecture, qui aussi bien réclame leur déchiffrement et donne à l’ensemble de ses productions cet aspect de mise à nu, de présentation à ciel ouvert des opérations de l’inconscient, que Lacan avait noté dans sa thèse, puis réaffirmé dans le séminaire sur Les psychoses : ces interprétations, écrites, le sont trop. Ce trop écrit est ce que Lacan a nommé « automatisme de la fonction du discours » qui spécifie la parole du psychotique, qui lui donne sa liberté à l’endroit du sens. Mais en revanche, ce trop écrit est une chance pour la lecture des interprétations délirantes puisqu’il est envisageable de faire fond, de là, sur les opérations qui sont celles de l’écriture, d’y prendre un appui pour déchiffrer ces interprétations6.
Cependant, en 2021, Allouch attire notre attention sur le fait que, si dans le langage de tel ou tel fou il s’agit bien d’une translittération, les paroles vues comme insensées ne sont pas déchiffrables, elles sont sans explication7, parce que [je cite Allouch en citant Foucault] « dans la folie, […] c’est sa parole qui détient son propre chiffre8 ». C’est-à-dire qu’il y a « une transgression faite à la langue, au code linguistique ». Et Foucault suppose, parce qu’il s’agit d’une supposition, que dans la folie, « c’est la parole qui est maintenant détentrice de toutes les règles du code, et en retour la parole doit valoir comme une langue9 ». N’avons-nous pas là une indication du tournant qui s’effectue dans les travaux d’Allouch, et des nouveaux termes avec lesquels il entreprend la relecture de Lacan ?
En 2021, Allouch écrit noir sur blanc que la translittération proposée par lui en 1984 n’était pas différente de ce que Foucault avait prononcé à Tunis10. Pourtant, en introduisant Foucault, il glisse une subtilité qui bouscule la question. Allouch prend note que les termes « langue », « parole », « langage » utilisés par Foucault n’ont pas le sens que leur a attribué la linguistique qui a servi de référence à de nombreux auteurs d’autres disciplines — dont Jacques Lacan, et par conséquent, Allouch lui-même dans Lettre pour lettre (1984). Il en va de même avec le terme « littéralité ». Parce que la littéralité dont parle Foucault est, selon la précision faite par Allouch, une « certaine littéralité » qui est, en fait, une autre littéralité (je souligne) : celle de la parole vue comme insensée où, en conformité avec notre code et avec nos règles, « rien n’est ostensiblement dit », où il y a une « identité perdue d’un sens » ; une parole insensée « qu’il convient de recevoir, non comme une provision de sens, mais comme une figure qui suspend le sens, qui aménage un vide11 ». (J’y reviendrai). C’est de là que vient le titre de la postface « l’altérité littérale », qu’on pourrait réécrire comme « L’Autre littéralité », qui implique, comme on le verra plus avant, une « altérité radicale ».
Allouch mentionne bien la difficulté à laquelle a affaire l’analyste quand il doit renoncer à la tentation herméneutique de déchiffrer les paroles vues comme insensées en leur accordant un sens. C’est dans ce contexte qu’accueillir cette parole prend une toute autre ampleur, ne peut qu’être le produit d’un exercice, d’une ascèse, devient un acte, et intéresse au plus haut degré l’exercice analytique. À cet égard, Hollós rejoint Allouch au point où l’on peut affirmer qu’il exerçait l’analyse au neutre12. Parce que se déprendre de tout binarisme entraînait pour Hollós la mise en œuvre d’un certain style. Il faut le lire pour mesurer sa façon de s’adresser à ses patients, le ton, la délicatesse et le tact, l’humour, l’ironie, le refus de toute maîtrise ; pas de censure, de jugements, ni de préjugés ; pas de place pour les diagnostics ; enfin, le geste qui le fait disparaître comme auteur pour témoigner de son expérience avec la folie13 et accueillir chaque patient dans sa singularité exquise.
Pour déplier mon propos je m’arrêterai sur une citation de Foucault, un paragraphe de la postface, et un article de Hollós.
Commençons par Foucault :
La folie n’obéit à aucune langue (et c’est pour cela qu’elle est insensée) ; mais elle contient son propre code dans les paroles qu’elle prononce (et c’est pour cela qu’elle a du sens)14.
Ensuite, Allouch commentant que la maladie mentale est devenue folie depuis Freud, où il fait une distinction majeure :
Certains freudiens pourraient rebondir sur [la] reconnaissance bienvenue du déplacement opéré par Freud en objectant que si la folie « contient son propre code dans ses paroles », alors il s’agit de l’inconscient, pas seulement de la folie. À quoi Foucault pourrait rétorquer que la folie joue du chiffre d’une façon à nulle autre pareille. Le chiffrage inconscient, lui, exploite largement le code commun ; la folie invente son propre code15.
C’est-à-dire qu’avec la façon de parler ou d’écrire de certains fous, on n’est plus dans le code commun que Freud a exploité pour le déchiffrage inconscient.
Enfin, Hollós :
[Le patient] déplace la signification des concepts et, par conséquent, il a son propre dictionnaire16.
« À propos d’un patient qui disait des poèmes »
En 1912, István Hollós rédige l’article : « À propos d’un patient qui disait des poèmes ». À peine 7 ans auparavant, Hollós avait fait la connaissance de Ferenczi. L’École hongroise de psychanalyse n’était même pas fondée, ce qui a eu lieu environ un an après, en 1913. Il était loin d’imaginer qu’en quelques années, il deviendrait directeur médical de la célèbre « Maison Jaune » — la principale institution de santé mentale de Hongrie, d’où il fut chassé en 1925 à cause de ses origines juives.
FAÇADE DU BÂTIMENT PRINCIPAL DE LA MAISON JAUNE
Cependant, durant cette période il avait déjà rencontré la psychanalyse et il était passé par l’expérience analytique avec Paul Federn, l’un des rares analystes de l’époque qui n’avait pas souscrit à l’idée de Freud selon laquelle il n’y avait pas de transfert dans la psychose.
ISTVÁN HOLLÓS ET PAUL FEDERN
Une des plus importantes conséquences qu’il a tirée de cette expérience est qu’un psychiatre qui ne se soumet pas à une analyse est condamné, malgré lui et ses très bonnes intentions, à faire taire et à apaiser la folie à tout prix.
Hollós envoie son article à la revue Nyugat [Occident], créée en 1908.
Le Publikum destinataire de son article intéresse plus qu’on ne le croit à première vue. Il se rend compte que ce qu’il observe chez ce patient n’est pas une affaire que l’on doit soumettre à l’examen des médecins, ni même à celui des psychanalystes, mais à des interlocuteurs qui se distinguent par un rapport particulier au langage : notamment, les écrivains et poètes d’avant-garde qui étaient en train de transformer leur propre relation avec le hongrois. Pour commencer, ce Publikum accepte et publie l’écrit de Hollós. Mais il y a plus. Quelques-uns, rassemblés autour de la revue Nyugat, et assidus aux soirées organisées par Ferenczi au Café de l’Hôtel Royal, commencèrent à se rendre à « La Maison Jaune » pour se plonger dans le langage des quelques pensionnaires.
Une première remarque : Avec ce texte, Hollós se démarquait de la pratique médicale, ce qui n’est pas une mince affaire, mais ce n’est pas tout : après avoir su accueillir la « langue confuse » de son patient, il redéfinissait en acte le lieu de l’analyste et ainsi tout l’exercice analytique. Pour lui, il s’agissait d’une expérience de la limite. Une expérience qui exigeait de mettre en suspens tout savoir17 et de s’abstenir de vouloir comprendre. Sans armure, sans prise, confronté ainsi à sa propre fragilité, il est entré dans des terres incertaines ; terres sur lesquelles, selon son dire, seuls s’aventurent les héros, les poètes et les fous. [Je le cite] :
Quand on observe encore et encore le tissage incompréhensible d’une vie intellectuelle effondrée, des phénomènes qui se trouvent hors du champ strictement médical apparaissent souvent. Et bien que pour le médecin de l’âme, n’importe quelle manifestation spirituelle fasse partie intégrale de l’observation, cependant, ou peut-être pour la même raison, plus d’une fois le médecin, dans cette limite, ressent sa propre fragilité18.
Deuxième remarque : en écoutant le tempo et le rythme avec lesquels le patient prononçait les mots, Hollós s’est rendu compte que ce cas nous mettait, ne serait-ce que fugitivement, devant un processus mystérieux : rien de moins que l’essence de la création poétique. Il a conclu que la folie pourrait devenir parfois source de créativité linguistique comme c’était le cas avec ce patient. Parce que celui-ci n’était pas un poète avéré qui était tombé malade, mais un homme qui avait éprouvé « l’explosion d’une énergie poétique » à la suite d’une maladie mentale.
La particularité des données que je soumets, c’est qu’il ne s’agit pas d’une esquisse spirituelle d’un poète malade, c’est-à-dire d’une pathographie normale, mais de la structure spirituelle de quelqu’un qui – j’estime – est né poète, mais à qui les extrêmes aléas de la vie ont empêché la manifestation de sa veine poétique. Néanmoins, si je peux le présenter ici, c’est parce que, en dépit de tout, à sa manière, l’énergie poétique a explosé après. J’ose presque dire que cela est arrivé précisément parce qu’il est tombé malade de son esprit19.
Hollós publie ces poèmes non comme créations symptomatiques, mais comme créations littéraires.
On ne saurait trop noter à quel point les réflexions de Michel Foucault sur l’œuvre de Raymond Roussel résonnent ici. Selon Foucault, on ne peut pas dire, que dans le cas de Roussel, on avait affaire à un écrivain devenu fou,
puisque pour lui l’expérience de la folie et celle de la littérature n’ont fait qu’une chose. On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un homme qui, à travers la folie, a rejoint une expérience esthétique déjà existante. Il faut bien admettre qu’il s’agit d’un malade mental au sens strict qui a découvert, dans l’espace aménagé par sa maladie, une certaine expérience du langage où la littérature après coup s’est reconnue20.
Le « dictionnaire » personnel d’un fou
L’homme qui avait attiré l’attention de Hollós était quelqu’un qui avait à peine appris à lire et à écrire, et qui avait trouvé dans la danse l’expression du rythme sans paroles. Son envie d’apprendre l’avait conduit à aller vers les sociaux-démocrates « comme les animaux héliotropiques cherchent la lumière ». Sans pouvoir compter sur les connaissances de base, il tenait à assister aux conférences politiques. De nombreux concepts inconnus et incompréhensibles pour lui se sont emparés de son imagination.
Lorsque son entreprise de s’établir comme professeur de danse à destination des petits villages tourna à l’échec total, il prit la décision de se perfectionner en Angleterre, pays vers lequel il partit à pied. Compromis dans une affaire de larcin, il fut incarcéré et expulsé vers la Hongrie. Après plusieurs mois de vagabondage, il finit par être interné comme un fou très dangereux à l’hôpital psychiatrique où Hollós exerçait.
Ce patient dit un jour à Hollós que parfois il sentait qu’il devait « créer des poèmes » mais il s’en empêchait. Hollós l’encouragea à les dire et à le faire tout de suite. Le patient commençait par dire un mot… ; puis un autre, longtemps après ; puis un troisième, après une longue pause.
Voici la mise en français des premiers vers du poème cité au début de mon texte qui, à la différence de ceux initialement cités, sont, en fait, les moins hermétiques de ce poème :
Le dessein est la libre égalité
sans la propagande toute fracassée
où l’on peut adorer sur un bout de papier
le piédestal de l’intégrité21.
Un peu plus tard, dans ce même poème, on trouve un vers de trois mots : l’un d’eux est un néologisme à partir de rien d’existant dans la langue ; l’autre, un collage de deux mots ; enfin, le troisième, un jeu sur la façon de conjuguer un verbe. Anna Perot — poète, dont la langue maternelle était le hongrois, qui a accepté mon invitation à essayer de traduire en français des vers du patient poète — devait reconnaître qu’à partir de ce premier fragment, « tout le reste de la création est beaucoup plus hermétique, impénétrable, avec quelques accents “militants”, de “propagande”, et assez surréaliste du coup. » En partant de la sonorité du mot inexistant, elle a pu penser à un verbe, mais aussi à un adjectif et, peut-être à un nom commun… Elle a eu du mal en voulant aller à la fois dans le sens poétique, et à la fois dans le sens sémantique, et elle devait avouer que, pour arriver à faire la traduction, elle a encore mis un peu plus de rime que dans l’original. Ce faisant, de temps en temps, cette rime venait pour elle quasiment « toute seule ». C’est pourquoi elle a préféré parler d’adaptation que de traduction. Mais ce qu’Anna appelle « adaptation » mérite un commentaire. Elle a lu en hongrois, sa langue maternelle, les vers que Hollós avait transcrits en écoutant son patient dans sa langue distordue. Ces vers ont résonné en elle d’une certaine façon qui l’a amenée à produire un texte rimé et rythmé à l’instar de son français d’adoption. Qui est donc l’auteur(e) de ces vers ?
Voici alors l’« adaptation » qu’elle propose du fragment que j’ai présenté au début de mon texte :
s egy lesz a szerzemény elosztva széjjel (1) hogy mindenki páratlan (2) áll az örömben. A testvér nem gúnyolja a győzelmes sorsát A valóság gyönyöre önti szét imbolyát (3), Az élet vidám-zajtalan (4) hömpörül (5) és mosolyogva ifjak és aggok a tánctűz (6) tomborával (7) lengik (8) az ember öntudatát.22
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Et le butin sera unique, et distribué de nuit et tous seront solitaires dans une joie sans pareil. Le frère ne moque pas le destin victorieux, Une volupté se déverse du réel vertigineux Silencieuse et gaie la vie déferle
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Accueillir son patient au niveau de son langage conduit Hollós à considérer qu’avec les « belles paroles inconnues » que le patient avait entendues auparavant « il a mis au point un dictionnaire personnel interprété selon ses propres conjectures. » N’est-ce pas ce que Foucault veut dire quand il souligne que dans la folie, « la parole détient son propre chiffre23 », ce qu’Allouch met en relief en énonçant que la folie invente son propre code ?
Pour conclure, voici trois ou quatre points par lesquels Hollós arrive à nous faire sentir comment peu à peu il a réussi à reconnaître le langage propre de ce patient24[24] :
Voilà Hollós parlant des paroles incompréhensibles de son patient où « rien n’est ostensiblement dit », où, comme Foucault le repère et Allouch le souligne, il y a une « identité perdue d’un sens » ; il s’agit d’une parole étrange et confuse que Hollós reçoit « comme la voix de quelqu’un qui est tombé dans un gouffre et on n’écoute que son cri de douleur, même si on ne comprend pas ses paroles ».
En parlant de la manière dont Foucault a su reprendre la folie au niveau de son langage, Elisabetta Basso écrit :
Il s’agit là d’un dialogue tout à fait paradoxal, puisqu’il ne se joue pas dans la dimension de la compréhension sémantique, mais exactement dans son contraire, dans la reconnaissance de l’altérité radicale [je souligne] des mots de la déraison25.
Petite annexe
Voici l’« adaptation » en français qu’Anna Perot a fait de deux fragments de deux poèmes du patient de Hollós :
Szétdult lelkem, miért sopánkodjak? |
Mon âme disloquée, pourquoi me lamenter, Le chemin où je me tiens est infini, Et sous des trombes plombantes de larmes je m’ensevelis. C’est un bonheur clos que celle de la solitude Cessez de troubler ma paix, Sous le joug de tourments si rudes. Le reflet de mes rêves lourdes rayonne de mille feux, L’empire de mon sombre monde morose tue ma quiétude, Et j’éclate en rires aveugles. La clarté s’embrase d’espoir, Et mes désirs en moi se laissent voir. Ma vie est une vilaine confusion maligne, Encore et encore je m’irrite, La lueur naissante sera-t-elle plus belle ou mesquine ? Le but est la tyrannie de certains, Et les traversées de l’univers Remplissent la nature d’air.
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A cél a szabad egyenlőség hol nincs széttörve a hangulatkeltés hanem papiron imádják a becsület oltárát. A kéz, mely munkát tud keresni A jövőben elegendő igénynyel feltehető s egy lesz a szerzemény elosztva széjjel hogy mindenki páratlan áll az örömben. A testvér nem gúnyolja a győzelmes sorsát A valóság gyönyöre önti szét imbolyát, Az élet vidám-zajtalan hömpörül és mosolyogva ifjak és aggok a tánctűz tomborával lengik az ember öntudatát. |
Le dessein est la libre égalité sans la propagande toute fracassée où l’on peut adorer sur un bout de papier le piédestal de l’intégrité. Et on verra des bras pouvant chercher de l’ouvrage Avec suffisamment de rage, Et le butin sera unique, et distribué de nuit et tous seront solitaires dans une joie sans pareil. Le frère ne moque pas le destin victorieux, Une volupté se déverse du réel vertigineux Silencieuse et gaie la vie déferle avec les ombrages de la danse du feu, jeunes et vieux promènent tout en sourire la conscience humaine. |