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« Les unités de valeur, on s’en fout ! »

Viviane Dubol

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« Les unités de valeur, on s’en fout ! »

Viviane Dubol

Mai 68 et la naissance d’une université1

Au moment où le soulèvement de Mai 68 se manifeste, Lacan tient son séminaire L’acte analytique, rue d’Ulm, à l’École normale supérieure. Parfois ironique « l’émoi de mai2 », il n’en est pas moins très attentif à ce qui se passe dans les universités. Lacan propose une hypothèse sur l’émergence de « tout ça » :

Mais je pense que rien de tout ça n’échappe à l’axe de quelque chose qui s’est produit comme suite à certains faits ; […] Elle [l’université] était insuffisante au regard d’une certaine fonction traditionnelle, d’un certain temps de gloire qui a pu être la sienne et qui a répondu à l’emploi, selon les époques, de diverses fonctions, qui ont eu des incidences diverses, justement selon les époques, concernant la transmission du savoir3.

Pendant ce temps, la révolte étudiante et ouvrière, mais aussi l’explosion démographique étudiante pousse le ministre de l’Éducation nationale, Edgar Faure, aidé en cela par Jacques de Chalendar et bien d’autres4, à faire exécuter la loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur (désormais loi d’orientation). Les trois piliers de cette loi sont l’autonomie, la participation et la pluridisciplinarité. Par le décret du 7 décembre 1968, dit le « Rapport au Président de la République5 » sont créés trois centres universitaires ayant le statut de faculté, celui de Dauphine, de Marseille-Luminy et de Vincennes. Les centres prennent « une perspective expérimentale ». Au-delà des textes officiels, ce qui deviendra la grande richesse de cette université, c’est qu’elle s’ouvrira aussi aux non- bacheliers, aux salariés et aux étudiants étrangers lesquels, contribueront à de multiples innovations pédagogiques. Partie d’un « rêve d’enseignants6 », l’expérience de Vincennes est aussi le fruit d’une formidable effervescence politique, sociale et intellectuelle. Mais revenons au commencement de cette histoire. Vincennes est construite en trois mois accueillant théoriquement les étudiants, le 10 décembre mais réellement le 10 janvier 1969 avec la ligne de bus créée pour pouvoir se rendre au cœur du bois. L’université sera détruite de façon honteuse le 28 août 1980 et deviendra l’actuelle université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

Le paysage historique

C’est donc le 3 décembre 1969, soit un an après l’ouverture du Centre, que Lacan se déplace hors de son lieu d’enseignement. Il donne le premier des « quatre Impromptus » nommé « Analyticon », titre qu’il trouvait humoristique en lien avec le film tout juste sorti de Federico Fellini . Il s’agit aussi par cette forme d’impromptu de bien les distinguer de son enseignement et de ses conférences 7:

Comme peut-être l’affiche vous l’a appris, je ne parlerai ici – non certes que le lieu ne me soit offert tous les mercredis – que le deuxième et le troisième mercredi de chaque mois, me libérant par-là, aux fins d’autres offices sans doute, les autres mercredis. Et notamment, je crois pouvoir annoncer ici que le premier de ces mercredis du mois, au moins pour une part, c’est-à-dire un sur deux et donc les premiers mercredis de décembre, de février, d’avril et de juin, c’est à Vincennes que j’irai porter, non pas mon séminaire comme il fut annoncé d’une façon erronée, mais ce qu’en contraste, et pour bien souligner qu’il s’agit d’autre chose, j’ai pris soin de nommer « quatre Impromptus », auxquels j’ai donné un titre humoristique dont vous prendrez connaissance sur les lieux où il est déjà affiché8.

À défaut de pouvoir nous reporter à cette affiche, nous appellerons désormais ces moments « Impromptu9 », ainsi nommés le plus souvent par Lacan (désormais Impromptu 1 ou 2). L’Impromptu 2 aurait donc pu être le quatrième, Lacan ayant fait sauter le 2 et le 3.

L’écriture toute récente de la discursivité et ses 4 discours radicaux apparaissent comme une réponse à l’effet d’autres productions de discours et gestes d’institutions. En effet, au moins trois événements font basculer le frayage de Lacan dans le passage de la discursivité au-delà du structuralisme ambiant. Je les rappelle :

Le premier : Foucault vient de donner en février 1969 une conférence à la Société française de philosophie « Qu’est-ce qu’un auteur ? » posant Marx et Freud comme des instaurateurs de discursivité. Il souligne entre autres l’importance qu’il y aurait à « introduire une typologie des discours ». Lacan raconte que dans « le retour à » écrit dans l’argument de Foucault annonçant la conférence, il se sent convoqué dans son propre retour à Freud. Dès lors, il bascule d’un premier appui pris sur les mythes à la discursivité10.

Le deuxième : Robert Flacelière, directeur de l’École normale supérieure, sous couvert de la loi d’orientation, décide de l’arrêt du prêt de la salle Dussane dans laquelle Lacan faisait séminaire depuis 6 ans. Lacan rapporte les propos d’une conversation téléphonique avec celui-ci. Estimant son enseignement « anti-universitaire […] un enseignement très dans le vent11… », il souhaite donc mettre cette salle et ce temps du mercredi midi au profit d’un véritable enseignement de la linguistique. Par ce geste « Il y a des gens qui s’employaient à me liquider12. », Lacan, une deuxième13 fois, est poussé à « devoir émigrer14 » pour reprendre son expression, disant clairement quelques mois plus tard : « J’ai été expulsé15 ». Lacan lit la lettre de Flacelière lors de la dernière séance de son séminaire16, le 25 juin. Il avait volontairement laissé silencieuse cette information connue par lui depuis le 18 mars. La révélation publique a comme effet « une petite ébauche de tourbillon17 », à savoir l’occupation du logement de fonction de la direction et des accusations de vol et de dégradation par celle-ci. Ce qui s’appellera alors « L’AFFAIRE LACAN » éclate au travers de 7 lettres publiées dans le journal Le Monde. Une pétition signée par 80 personnes dénonce cette éviction et les propos tenus par la direction de l’ENS dans la lettre du 27 juin sur l’enseignement « mondain », « incompréhensible pour quelqu’un de normalement constitué » et « non scientifique ». La lettre/pétition publiée dans Le Monde du 6 juillet 1969 se trouve dans l’annexe n°1 de ce texte.

Le troisième événement a lieu au cœur de la polémique. Le département de philosophie18 du centre expérimental de Vincennes invite Lacan par une lettre publiée dans le journal Le Monde, à poursuivre son séminaire au sein de l’université. La lettre relative à l’invitation, datée du 10 juillet 1969 se trouve dans l’annexe n°2. Lacan reprendra son enseignement avec L’envers de la psychanalyse, à la faculté de droit de la Sorbonne entre la rue Saint-Jacques et la place du Panthéon, dans le cadre de son affiliation à L’École pratique des hautes études, quelques jours avant d’aller à Vincennes pour son Impromptu 1. Là, il insistera plusieurs fois sur le fait d’y avoir été invité par le département de philosophie : « Me voici donc, au titre d’invité, au Centre Expérimental de ladite Université19. » Et plus tard : « J’ai été faire un tour à Vincennes il y a huit jours, histoire de marquer succinctement le fait que j’avais répondu à l’invitation de cet endroit20. » Sa présence sous forme des Impromptus est probablement la réponse, un peu à côté, que Lacan a donnée à cette invitation. Au moment où Lacan est de passage à Vincennes, il vient tout juste d’être créé un département de philosophie dont le « responsable actuel » est Michel Foucault et un département de psychanalyse dont le « responsable actuel » est Serge Leclaire21, indépendants l’un de l’autre. C’est à partir de l’année universitaire 1971/1972 que le département de philo formera avec celui de psychanalyse une « unité d’enseignement et de recherche » telle que prévue dans la loi d’orientation.

Ajoutons à ce paysage un quatrième événement. Olivier Guichard, ministre de l’Éducation nationale supprime le 15 janvier 1970, l’habilitation nationale des diplômes de philosophie du département de Vincennes. Puis, par une lettre du 3 avril, il exclut Judith Miller, maoïste et assistante de philosophie à Vincennes, de l’enseignement supérieur du fait d’une déclaration à la presse de sa pratique de validation des unités de valeur automatique. Interviewée en novembre 1969 par Madeleine Chapsal22 et Michèle Manceaux, Judith Miller précise sa position à l’égard des unités de valeur. Ce document se lit, ci-après en annexe n°3. Au moins jusqu’en 1974, la critique politique radicale de Lacan des unités de valeur dans leur rapport au capitalisme et ses effets de marchandisation du savoir aura été proche de celle de Judith Miller, sa fille. Un tract23 signé par Alain Badiou illustrant l’idéologie ambiante de cette période historique, se trouve ci-après en annexe n°4. Lacan se décalera de ce rapport au savoir par l’écriture algébrique de l’objet à cause du désir et seule à produire la vérité à l’œuvre dans les structures de la discursivité et non les rapports de la lutte des classes sociales même si à ce moment du frayage, l’objet a est pensé avec la théorie marxiste.

Ces événements bordent les Impromptus.

Lalangue chatouille la discursivité

Une lecture attentive des séminaires allant de 1968 à 1973, laisse cependant apparaître une complexité que l’écriture d’état des 4 discours ne délivre pas. En effet, cohabitent plus de 30 façons de nommer « le mathème des 4 discours » comme si lalangue n’avait cessé de chatouiller la discursivité en train de s’écrire. Plus encore, le 3 février 1972, Lacan revient sur son choix du nom de « quadripode » ayant trouvé un terme « bâtard » dit-il, là, où on se serait attendu à trouver le terme « scientifique » :

J’ai expliqué, il y a deux ans, quelque chose qui, une fois passé dans la bonne voie, poubellique, a pris le nom de quadripode. C’était moi qui avais choisi ce nom et vous pourrez vous demander pourquoi je lui ai donné un nom aussi étrange ; pourquoi pas quadrupède ou tétrapode ? Ça aurait eu l’avantage de ne pas être bâtard. Mais, en vérité, je me le suis demandé moi-même en l’écrivant, je l’ai maintenu je ne sais pas pourquoi, puis je me suis demandé ensuite comment on appelait dans mon enfance ces termes bâtards comme ça, je ne sais pas pourquoi, puis je comme ça, mi-latins, mi-grecs. Je suis sûr d’avoir su comment les puristes appellent ça, et puis je l’ai oublié24.

Cette recherche du mot perdu fait penser aux dialogues que Jorge Baños25 imagine d’un Lacan enfant avec son grand-père maternel au musée d’histoire naturelle dans Bildungsroman! « Quadrupède » désigne les espèces d’animaux qui marchent à quatre pattes. « Tétrapode » est un groupe d’animaux vertébrés qui possèdent 4 pattes pourvues de doigts qui servent à se déplacer. Finalement faute de retrouver un mot libre qu’il cherche côté sciences naturelles, il prend un autre nom commun proche phonétiquement « quadripode » dont la racine mi latine (quadri) et mi grecque (pode) en fait un mot hybride. « Quadripode » nous renseigne l’Encyclopaedia Universalis en ligne est la définition d’un objet qui possède 4 pieds et sur lequel « on peut s’asseoir » comme trouver une assise. Mais « s’asseoir dessus » est une expression, qui dans la langue populaire, a plusieurs sens. Elle signifie « se moquer complètement de quelque chose » et « accepter sa perte ». Du « quadripode », il glisse au « tétraèdre » et à « tétrade ». Tétrade signifie un groupe de 4 éléments. Le tétraèdre aura un autre développement dans L’insu que sait de l’unebévue s’aile à mourre26 où la présence d’une « faille » entre S1 et S2 viendra frapper Lacan : « … le S indice 1 ne représente pas le sujet auprès du S indice 2 à savoir de l’Autre27. »

Deux fois seulement, Lacan rapproche les 4 discours du terme de « mathème ». Il se contente avec prudence de dire « une sorte de mathème » et « mathème tétraédrique de ces discours ». C’est la période historique où Lacan est tenté par un modèle logico-mathématique : « À partir du moment où le discours scientifique s’instaure, ça veut dire ça veut dire tout savoir, il ne s’inscrit que dans le mathème. Tout savoir est un savoir enseignable28… »

La boîte à outils de Lacan

Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou celui-là [il évoque Surveiller et punir], sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien c’est tant mieux ! 29
Michel Foucault

Le paysage historique esquissé, arrêtons-nous maintenant sur les outils de la théorie de la discursivité naissante avec lesquels Lacan arrive à Vincennes. Prenant appui donc sur un nouveau modèle logico-mathématique, Lacan écrit au tableau noir de l’amphi X de Vincennes, les schémas des discours qu’il énoncera à l’oral dans l’ordre suivant : celui du maître, de l’hystérique, du psychanalyste et l’universitaire. L’invention a consisté à faire l’opération suivante. Il prend l’écriture algébrique de la définition du signifiant plus ancienne et ajoute la lettre petit a. On trouve donc une suite ordonnée de 4 lettres : $ -> S1 -> S2 -> a. $ est le sujet divisé. S1 est le signifiant maître. S2 est le savoir. L’objet petit a est défini comme une perte. Les lettres vont occuper 4 « places fonctionnelles30 » où le discours aura alors une « fonction ». À telle place, telle lettre a telle fonction parfaitement fixée dans la structure. Dans le schéma des fonctions, l’agent, en haut et à gauche, est celui où le lieu qui assume l’énonciation. L’Autre, celui à qui l’on s’adresse, aura un sens différent selon la façon dont on l’écrit avec une majuscule ou une minuscule. La production, en bas et à droite, comme effet du langage est l’objet petit a cause du désir dit aussi « le plus de jouir » dans son rapport à la plus-value marxiste. La vérité, en bas et à gauche, soit la raison d’être du discours, chacun se prenant pour la vérité, est la fonction la plus stable. À telle constellation de lettres correspond tel discours. Le discours, on l’emporte avec soi en sortant de l’université. Il ne s’agit plus désormais de lalangue que chacun parle, le discours étant disjoint de la parole. Pour Lacan, les discours sont ensemble une théorie du lien social lui-même : « cette sorte de structure que je désigne du terme de discours, c’est-à-dire ce par quoi, par l’effet pur et simple du langage, se précipite un lien social31. »

Bien que le discours du maître soit le premier présenté dans son frayage Lacan recommande de ne pas leur donner une dimension historique. Opérant des quarts de tours, ou encore une permutation circulaire, cette horloge algébrique produit 4 discours différents pouvant basculer de l’un à l’autre avec une certaine facilité se déplaçant juste d’un cran par le jeu des places fonctionnelles. Pour que la machinerie des discours puisse tourner, on constate que le discours capitaliste et celui de la science ont été écartés32 : « Je les ai réduits à quatre33. » Le discours capitaliste, le plus astucieux mais « voué à la crevaison34 », sera formalisé lors d’une conférence à Milan en 1972 et nommé dans « Télévision35 », apparaissant comme une variante de celui du maître. À ne pas prendre « la petite machine tournante36 » dans le mouvement qu’elle produit, à savoir un tournoiement, une ronde, « un manège structural37 », un tourbillon, on fabriquerait une psychopathologie renvoyant à des structures psychopathologiques. Lacan fera tourner ses « petites formules à quatre pattes38 » au moins pendant 4 ans pétrissant la fonction de semblant du discours et de son plus-de-jouir où la question du rapport à la jouissance devient déterminante comme constitutive du sujet et de ses symptômes.

Impromptu du 3 décembre 196939

L’établi posé, il est possible maintenant de revenir plus littéralement à ce qui se dit dans l’amphi X40. Lacan commence à parler devant le public habituel et hétérogène de Vincennes et donc qui n’est pas son public habituel. L’amphi X, ce jour-là, « bourré de 800 personnes41 » est l’espace collectif où se tiennent les assemblées générales journalières42. Il est d’emblée interpellé sur la formation des psychanalystes : « Pourquoi les étudiants de Vincennes, à l’issu de l’enseignement qu’ils sont censés recevoir, ne peuvent pas devenir psychanalystes43 ? ». Il tente d’expliquer que « la psychanalyse a la position qui se trouve être celle d’un discours44 ». Suivent les deux seules et longues tirades au terme desquelles, il évoque discrètement sa toute nouvelle « Proposition45 » (dite aussi le dispositif de la passe) se désignant alors comme « un extrémiste ». C’est à partir de là que les interventions du public se font plus vives, en rafale. Il est radicalement interpellé sur la question de la transmission du savoir. Quelqu’un lui dit : « Tu as dit qu’à Vincennes, on ne formait pas de psychanalyste et que c’était une bonne chose. En fait, un savoir est dispensé, mais tu n’as pas dit ce que c’était. En tout cas, ce ne serait pas un savoir. Alors ? ». Il répond : « Je parlerai d’une certaine face des choses où je ne suis pas aujourd’hui, à savoir le Département de Psychanalyse. Il y a eu la délicate question des unités de valeur ». Quelqu’un rétorque que « Les unités de valeur, on s’en fout ! ». C’est à ce moment précis qu’il dévoile et nomme le nom du quatrième discours pour la première fois, sa toute nouvelle invention :

Moi je n’ai pas du tout le sentiment que les unités de valeur on s’en foute. Au contraire, les unités de valeur, on y tient beaucoup (je souligne)… C’est une habitude. Puisque j’ai mis sur le tableau le schéma du quatrième discours, celui que je n’ai pas nommé la dernière fois et qui s’appelle le discours universitaire, le voici. Ici, en position maîtresse, comme on dit, S2 le savoir. J’ai expliqué…46.

L’expulsion d’un haut lieu de l’enseignement a donc poussé Lacan à distinguer son propre discours qui ne serait pas, lui, tout à fait un enseignement, acte dont Jean Allouch dira :

Il y a là une très remarquable prise en compte, au niveau de la doctrine, d’un événement qu’on aurait tort de considérer comme purement institutionnel. Lacan, exclu d’un des hauts lieux de l’université, propose immédiatement une écriture de la position universitaire47.

Lacan insiste lourdement pour que les étudiants comprennent la place qu’ils occupent dans le schéma, c’est à dire qu’ils sont des objets : « Vous venez vous faire ici Unités de Valeur : vous sortez d’ici estampillés Unités de Valeur48. » En final de ce feu d’artifice discursif, Lacan renvoie aux étudiants leur vérité à savoir qu’ils deviendront les « ilotes de ce régime », ou encore dit en 1970 les « astudés49 », soit instrumentalisés et au service d’un autre discours :

Je ne suis libéral, comme tout le monde, que dans la mesure où je suis anti-progressiste. À ceci près que je suis pris dans un mouvement qui mérite de s’appeler progressiste, car il est progressiste de voir se fonder le discours psychanalytique pour autant que celui-là complète le cercle qui pourrait peut-être vous permettre de situer ce dont il s’agit exactement, de ce contre quoi vous vous révoltez. Ce qui n’empêche pas que ça continue foutrement bien. Et les premiers à y collaborer, et ici même à Vincennes, c’est vous, car vous jouez la fonction des ilotes de ce régime. Vous ne savez pas non plus ce que ça veut dire ? Le régime vous montre. Il dit : « Regardez-les jouir »… Bien. Voilà. Au revoir pour aujourd’hui. Bye. C’est terminé50.

Ce jour-là, Lacan fait partie des personnages les plus subversifs de l’amphi X occupant une position particulièrement créative à l’endroit du langage et de la psychanalyse. Avec ses 4 petites lettres, il soutient la conception d’un sujet qui ne peut être représenté que par un signifiant pour un autre signifiant : « Un signifiant se définit de représenter un sujet pour un autre signifiant51. » Il fait allusion à sa nouvelle Proposition « qui renouvelle radicalement le sens de toute sélection psychanalytique52. » Ajoutant, la lettre petit a à son écriture du sujet, il invente « cette suite algébrique et tournante de quatre lettres façonnant quatre discours53 » et celui dit universitaire. Au milieu de la joute verbale, un intervenant épingle Lacan de figure du maître : « Qu’est-ce que c’est qu’un Maître ? C’est Lacan54 ». Pour conclure la partie, la figure du maître revient, côté Lacan cette fois : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez55 ».

Le lendemain de ce premier Impromptu, dans un petit salon de l’hôpital Sainte-Anne, prêté à l’École freudienne de Paris, une confrontation a lieu entre Charles Melman et un groupe d’étudiants. Un tract anonyme rapporte la saynète. Ce document se trouve en annexe n°5.

Dans le fil de son séminaire, Lacan reviendra sur une interaction, lors de l’Impromptu 1, avec un étudiant très sérieux et mobilisé appelant à sortir de l’université pour la critiquer, voire la détruire. Or, sortir d’un lieu et de ses murs ne fait pas coupure avec le discours lui dit Lacan car les murs sont dans le discours :

À la vérité, le porter au tableau noir est quelque chose de distinct d’en parler. Je me souviens qu’à Vincennes, alors que j’y paraissais pour la fois qui ne s’est pas reproduite depuis, mais qui se reproduira, quelqu’un a cru devoir me crier qu’il y avait des choses réelles qui occupaient vraiment l’assemblée. C’est à savoir qu’on se tabassait à tel endroit, plus ou moins loin du lieu où nous étions réunis, que c’était à cela qu’il fallait penser, que le tableau noir n’avait rien à faire avec ce réel. C’est là qu’est l’erreur.

J’irai à dire que, s’il y a une chance de saisir quelque chose qui s’appelle le réel, ce n’est pas ailleurs qu’au tableau noir. Et même, ce que je peux avoir à en commenter, ce qui prend forme de parole, n’a un rapport qu’à ce qui s’écrit au tableau noir56.

Les effets de réel de l’écriture d’une lettre sur un tableau rappellent la discussion qui avait eu lieu à la fin de la conférence de Foucault, le 22 février 1969, entre Lucien Goldmann et Lacan à propos d’un slogan soixante-huitard écrit sur un tableau noir d’une salle de la Sorbonne : « Les structures ne descendent pas dans la rue ». Lacan avait pris la parole pour faire trois remarques dont voici la dernière :

S’il y a quelque chose que démontrent les événements de mai, c’est précisément la descente dans la rue des structures. Le fait qu’on l’écrive à la place même où s’est opérée cette descente dans la rue ne prouve rien d’autre que, simplement, ce qui est très souvent, et même le plus souvent, interne à ce qu’on appelle l’acte, c’est qu’il se méconnaît lui-même57.

Précisons pour conclure cet Impromptu 1 que dire que les murs sont déjà dans les lettres écrites ne fait pas pour autant de Lacan un structuraliste58 :

Les murs, avant de prendre statut, de prendre forme, c’est là logiquement que je les reconstruis, cet $ S1, S2 et ce a dont j’ai fait pour vous, pendant quelques mois joujou, c’est tout de même ça le mur derrière lequel, bien sûr, vous pouvez mettre le sens de ce qui vous concerne, de ce dont nous croyons que nous savons ce que ça veut dire, la vérité et le semblant, la jouissance et le plus de jouir59.

L’évocation de la structure est une façon de toucher le réel même : « La structure, c’est donc réel60. »

Impromptu du 3 juin 1970

De nombreux ouvrages ou articles relevant de champs tels que la littérature61, l’histoire des idées62 et la sociologie63, alimentent la version d’un seul passage de Lacan au centre expérimental ouvrant ainsi la voie aux interprétations les plus surprenantes64, ignorant que Lacan revient une deuxième fois à Vincennes le 3 juin 197065. L’Impromptu 2 démarre avec une brutale colère. L’élément déclenchant est le fait de deux enregistrements. L’un en train d’être fait par une personne de l’auditoire dont le magnétophone tombe dans l’altercation avec Lacan : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien, mon vieux, c’est justement la question ! Vous allez me fermer ça ou je vais donner des coups de pieds dedans ! Fermez votre truc tout de suite et foutez-moi le camp !!! (magnétophone)66. » L’autre enregistrement est celui fait lors de l’Impromptu 1 par les techniciens du centre expérimental et retranscrit par Bernard Mérigot67, alors secrétaire du département de psychanalyse, en accord avec Serge Leclaire. Lacan conteste l’usage fait par le département de psychanalyse qui a apposé son tampon sur la publication alors qu’il était invité par le département de philosophie et parle de « délation » :

Parce que c’est très précisément la question pour laquelle je ne suis pas revenu deux fois, c’est parce que le Département de Psychanalyse s’est permis de reproduire dans un texte dont j’ai ici le tampon sur la couverture : Département de Psychanalyse. Or je considère, pour ce qui était de nos relations avec le Département de Philosophie, cette opération de publication – car autant la chose qui s’était passée ici avait une certaine valeur, en tout cas la valeur d’illustrer ce dont je parle quand je parle du dialogue, à savoir, bien entendu, que le dialogue, il n’y en a pas, mais quand même ça avait quelque chose d’existant : ça chauffait ! Reproduire ça au titre du Département de Psychanalyse, c’est ce que j’appelle de la délation, car naturellement, quand on le lisait, c’était d’une connerie absolue ! Je parle de ceux qui sont intervenus, car moi, j’ai fait ce que j’ai pu pour que ça soit le moins con possible ! Alors le type qui a publié ça et qui voulait recommencer aujourd’hui, où est-il ? Où est le nommé Bernard Mérigot, que je le voie ? C’est vous ? C’est vous ? Eh bien, vous avez bien la gueule que je pensais ! Comment ça n’a pas fait au titre du Département de Psychanalyse ! C’est imprimé dessus ! C’est de l’ordre de la délation ! C’est avec ça qu’on cherche à vous avoir ! Parce que là on peut le lire : voilà ce qui se passe en effet au département de Philosophie ! Et vous recommenciez aujourd’hui, hein ! Chacun le fait, en effet, à son gré et je sais que pour l’instant c’est une amusette dans Paris que de faire des petites convocations le soir avec : « Il y aura une bande de Lacan ». En tout cas, ça ne veut absolument pas dire que le Département de Psychanalyse qui n’avait absolument rien à faire avec ma venue au Département de Philosophie, avait à faire cette publication. Et si chacun a le droit, en effet, d’enregistrer, chacun n’a pas le droit de publier ce que je voudrais dire ici. Or, c’est de ça qu’il s’agissait une fois de plus68 !

Le conflit est public avec le département de psychanalyse69. Puis, s’adressant « aux gens de Vincennes », qui semblent davantage l’intéresser, il prend appui sur le texte de la loi d’orientation et la critique : « J’ai recueilli, ce matin un petit texte bâclé hier. Il y a quelqu’un qui a bien voulu me l’apporter, m’apporter cette chose qui s’appelle « la loi d’orientation » qui est dans le Bulletin Officiel de l’Éducation Nationale70 ». Il cite le dernier paragraphe de l’article premier de la loi :

« D’une manière générale, l’enseignement supérieur – ensemble des enseignements qui font suite aux études secondaires – concourt à la promotion culturelle de la société et, par là même à son évolution [évolution à la société] vers une responsabilité plus grande de chaque homme dans son propre destin » Hein ? Vous voyez ça ! Moi, j’avoue que je ne serais pas rassuré si j’étais à votre place. L’évolution de la société vers une responsabilité plus grande donc ajoutée à chaque homme dans son propre destin, car c’est tout de même assez curieux de voir passer dans la même phrase la société qui évolue grâce à la promotion culturelle dont nous tâcherons de dire enfin où ça peut se situer. Vous serez donc de plus en plus responsable de votre propre destin, c’est là la destination de l’ensemble des enseignements qui font suite aux études secondaires71.

Il cite encore l’article 34 :

« Les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance, d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leur activité de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions de la présente loi, les principes d’objectivité et de tolérance ». Ce que je voulais vous dire aujourd’hui était une première remarque sur ce qui constitue l’objectivité, à votre endroit, parce que ce que vous représentez ici dans ce tableau, ce qui en est à proprement parler le support, c’est l’objet a72.

Utilisant ces deux fragments de la loi d’orientation comme contrepoint, il commente alors son « petit schéma » du discours universitaire insistant sur l’objet a comme cause du désir située dans le lieu de l’Autre (ici le discours capitaliste) s’opposant à la « responsabilité » de chaque homme libre de son destin et de son discours convoqué par la loi d’orientation. Cherchant à « désorienter » (jeu de mot par rapport à la loi d’orientation) les étudiants, il les désigne, à nouveau, comme l’incarnation de l’objet a lui-même :

[…] pondus pour boucher le trou, que vous êtes, […] Pour l’instant, l’objectivité en question a pris corps. Objectivement, vous êtes, chacun individuellement, une unité de valeur. Petite va-va, petite leu-leur, vous êtes chacun une unité de valeur. Vous êtes valeurés. Devant tant d’unité de valeur, il convient de s’incliner ! […] Comme objets, vous êtes des unités de valeur et comme objets petit a, comme on vous le rappelle : les principes d’objectivité et de tolérance, dit-on, comme objets a, on vous tolère73 !

Pendant l’Impromtu 2, Lacan est nostalgique de l’ambiance vincennoise rencontrée lors de son premier passage :

Je regrette que l’assistance à proprement parler vincennoise ne soit plus nombreuse, parce que pour la première fois, elle m’avait fait un accueil que j’appellerai chaleureux, au sens où ça avait chauffé. J’ai trouvé ça très bien. J’en étais parti moi-même réchauffé […] mais quand même ça avait quelque chose d’existant : ça chauffait74 !

15 jours plus tard, il sera plus critique de cette deuxième rencontre dont il fait jouer l’homophonie « vingt-scènes », qu’il déplie comme une source de honte et de bouffonnerie :

Justement, Vincennes.

On y a, paraît-il été content de ce que j’ai dit, content de moi. Ce n’est pas réciproque. Moi, je n’ai pas été content de Vincennes. Il y a eu beau y avoir une personne gentille qui a essayé de meubler au premier rang, de faire Vincennes, il n’y avait manifestement personne de Vincennes, ou très peu, juste les oreilles les plus dignes de me décerner un bon point. Ce n’est pas tout à fait ce que j’attendais, surtout après qu’on y eu, paraît-il propagé mon enseignement. Il y a des moments où je peux être sensible à un certain creux75.

Les unités de valeur

Lors de ses deux passages à Vincennes, s’appuyant sur sa toute nouvelle invention des 4 discours, et plus précisément sur le discours universitaire, Lacan martèle aux étudiants qu’ils incarnent à travers les unités de valeur l’objet a de la marchandisation du savoir en tant que production universitaire dévoyée au capitalisme. Mais d’où vient l’invention du tandem « unité de valeur » ? Avant de suivre davantage Lacan dans sa critique politique des unités de valeur demandons-nous d’où vient l’invention du tandem « unité de valeur » ? Revenons un court instant aux origines de Vincennes. Christelle Dormoy-Rajramanan rapporte un récit de sa généalogie76. Michel Debeauvais, admiratif du modèle des universités américaines et de leurs crédits, témoigne77 de ce moment de trouvaille dont la seule objection critique vint de Jean-Baptiste Duroselle. Voici le dialogue entre les deux hommes ayant joué leur partie dans la création de Vincennes et plus particulièrement des unités de valeur :

« – Je n’ai rien contre ton système de crédits, mais le mot fera réagir, car on dira qu’on copie les Américains ». – Moi : C’est pourtant un modèle intéressant, et qui sera compris à l’étranger. « Peut-être, mais c’est le mot de ‘crédit’ qu’il faut éviter » – Qu’est-ce que tu proposes alors ? « Pourquoi pas “unité de valeur” ? » Mais ça ne veut rien dire ! « Eh bien, justement. » Il avait raison ; non seulement les UV ont été acceptées sans débat par les enseignants du « noyau cooptant », mais en deux années la plupart des universités françaises avaient adopté les UV pour remplacer les certificats, sans que le Ministère les ait réglementées. C’est donc Vincennes qui est à l’origine de cette réforme nationale ; disons modestement que cette réforme était dans l’esprit du temps78.

Si la loi d’orientation abolit la notion de « faculté » au profit des unités d’enseignement et de recherche (UER), elle ne fait jamais référence aux « unités de valeur » utilisant une fois la notion de « crédit ». Ni le noyau cooptant, ni la commission d’orientation de Vincennes79 chargés du recrutement des enseignants composés de l’avant-garde intellectuelle n’objectèrent à l’expression « unité de valeur »80. En témoigne, un texte « Justification du bloc expérimental philo-socio-psycho » attribué à Michel Foucault et Jean-Claude Passeron :

Mettre en place une série de groupes qui du point de vue de l’enseignement dispenseraient des Unités de Valeur composant les formations à dominante philosophique, psychologique ou sociologique. […] En revanche en raison de l’orientation épistémologique du bloc il a paru souhaitable de tenter l’expérience nouvelle en France de l’enseignement des sciences de l’inconscient et de la psychanalyse81.

Toutes les unités d’enseignement à Vincennes, dont le département de psychanalyse, adoptent l’usage des unités de valeur. Serge Leclaire, lors de la réunion du département de psychanalyse du 4 juin 1969, interpellé sur ce problème des unités de valeur, répond en toute tranquillité :

De ce qui a été dit au sujet des Unités de Valeur, il reste un texte auquel je vous renvoie, intitulé « Contrôle des Connaissances et Attribution des Unités de Valeur », approuvé par l’Assemblée Générale du 24 mars 1969 et qui précise les diverses modalités. Le principe d’un travail Écrit sur un sujet choisi librement et d’un Entretien avec l’étudiant a été retenu. Maintenant en ce qui concerne plus précisément les Travaux de Recherche, une série d’entretiens peut précéder le travail. Nous nous en tenons pour l’instant à ce texte qui a été transmis, comme pour les autres Départements, à l’Administration. Mais cela n’empêche pas de continuer à parler de cette question82.

Hasard de calendrier reconstitué dans l’après coup, ce même 4 juin 1969 Lacan énonce, après avoir déjà fait quelques approches de l’inexistence du rapport sexuel dans son séminaire D’un Autre à l’autre83 qu’il n’y a plus de trace susceptible de fonder le rapport sexuel. Jean Allouch soulignera : « Il n’y a plus, ce 4 juin 1969, ni signe mâle ni signe femelle, ni aucun connecteur qui, les liants l’un à l’autre, donnerait existence à une fonction sexuelle84 ». Plus d’unité en ce lieu !

Autre fait de calendrier troublant, ce même mois de juin 1969, alors que Vincennes fleurit en unités de valeurs, il se prépare, côté Lacan, une étrange cérémonie préparée avec minutie, la date étant écrite pour 150 de sa main et, pour les autres 150, de celle de Gloria, sa secrétaire :

Je crois pouvoir en tout cas vous promettre que je vous distribuerai un certain nombre de petits papiers que j’ai dans cette serviette, déjà préparés à votre destination, […] marqueront au moins quelque chose qui ne sera bien entendu pas un diplôme mais un petit signe qui vous restera de votre présence ici cette année85.

C’est le 25 juin lors de la dernière séance du séminaire D’un Autre à l’autre que Lacan distribue « des petits papelards » faisant beaucoup rire son auditoire : « C’est un diplôme86 ». Il s’agit d’une photocopie de la lettre de Flacelière datée de Lacan au verso pour celle reproduite ici en annexe n° 6. Par cette parodie, Lacan fait-il à nouveau acte de résistance et de contestation politique de la marchandisation du savoir que symbolisent pour lui les unités de valeur. Ou, rejeté par une partie de l’institution universitaire désintéressée par sa propre production, il délivre une contre-unité de valeur libérale, aux participants dès lors « estampillés » Lacan ? Difficile de trancher.

Ce qui est sûr c’est que Lacan, lecteur de Marx dans sa jeunesse, s’oppose très clairement aux unités de valeur lui paraissant fonctionner comme plus-value d’un mode de marché capitaliste. Il défend une certaine conception de la transmission du savoir comme effet de formation. Le signifiant « valeur », pour Lacan, résonne avec la perte de valeur du savoir universitaire qu’il déplore. À la demande du journal Le Monde qui voulait avoir son avis sur la réforme universitaire, Lacan a écrit un texte resté non publié par celui-ci, portant l’énigmatique titre de « D’une réforme dans son trou », avec deux sous-titres tout aussi énigmatiques : « D’un trou et du petit tas qui le débouche comme il le bouche » et « L’émoi de mai et sa maimoire dans le sujet capitaliste ». Nous apprenons là que finalement Lacan traite les unités de valeur comme « un énorme lapsus » :

« L’unité de valeur » promue à la mesure des rétributions diplômantes, avoue à la façon d’un lapsus énorme ce que nous épinglons de la réduction du savoir à l’office du marché. […] Le tourbillon s’accroit autour du trou sans qu’il y ait moyen de s’accrocher au bord, parce que ce bord est le trou même et que ce qui s’insurge à y être entraîné, est son centre87.

Lors de la séance du séminaire suivant l’Impromptu 2, référence est faite à ce texte :

Il se trouve que j’ai écrit un petit article sur la réforme universitaire, qu’on m’avait expressément demandé dans un journal, le seul qui ait une réputation d’équilibre et d’honnêteté, qui s’appelle Le Monde. On avait beaucoup insisté pour que je rédige cette toute petite page à propos de la réorganisation de la psychiatrie, de la réforme. Or malgré cette insistance, il est assez frappant que ce petit article, que je publierai un jour à la traîne, n’y ait point passé. J’y parle d’une réforme dans son trou. Justement, ce trou tourbillonnaire, il s’est manifestement agi de faire avec un certain nombre de mesures concernant l’Université. Et mon Dieu, à se rapporter correctement aux termes de certains discours fondamentaux, l’on peut avoir certains scrupules, disons, d’agir, on peut y regarder à deux fois avant de se précipiter pour profiter des lignes qui s’ouvrent. C’est une responsabilité de véhiculer la charogne dans ces couloirs-là88.

Discutant avec Danielle Arnoux de ce texte mis récemment en circulation par Patrick Valas, elle me livre une trouvaille de lecture. La phrase suivante de Lacan : « C’est autant dire qu’à ce que la formation du psychanalyste sorte des mains d’ilotes parqués, au reste à leur aise, dans une réserve internationale… » chiffre le sigle IPA ! Dès lors, L’International Psychoanalytic Association se lit Ilotes Parqués à leur Aise. Nous retrouvons les ilotes de l’Impromptu !

Lacan découvrant la réforme des universités entraîne les « unités de valeur » et le savoir universitaire dit « libre » et « responsable » autour d’un « trou tourbillonnaire ». Comment comprendre cette convocation du trou ? Est-ce aller trop loin que d’y lire les indices de la présence de « l’impossible du rapport sexuel » tout juste formulé et reformulé en 1974 : « Là où il n’y a pas rapport sexuel, ça fait “troumatisme”89 ». Le « troumatisme » est le lieu, le trou, qui est ce autour de quoi tourne la psychanalyse comme une spirale. Au fil de cette recherche, s’impose l’idée que déconstruire les unités de valeur était sans doute pour Lacan autant une façon de trouer le projet d’une transmission universelle du savoir, dans laquelle le discours psychanalytique pourrait bien tranquillement se lover, que de graver que l’enseignement de celle-ci n’avait rien d’autre à transmettre que ce trou dans le savoir.

En 1975, naît une nouvelle topologie celle dite des nœuds borroméens à 4 ronds de ficelles et c’est la fin de cette période de discursivité même si on retrouve quelques occurrences90 de l’écriture des 4 discours en 197791 et donc de l’existence de mathèmes à côté du nœud borroméen. La discursivité apparaît comme un passage obligé des années 1970 pour arriver au nœud borroméen à quatre ronds de ficelle avec la première séance du 13 janvier 1975 du séminaire RSI. Dès lors, les trous prendront une place centrale dans les explorations de Lacan.

Changement de discours

Suite de l’histoire. En 1974, Lacan acceptera d’occuper la fonction de Directeur scientifique du département de psychanalyse où seront délivrées des unités de valeur comme définies dans les nouveaux statuts du département, article 1 :

C’est un des fondements de la théorie analytique qu’un psychanalyste ne peut s’autoriser que d’une analyse personnelle, poursuivie jusqu’au niveau d’élaboration, dit didactique. Ainsi la tâche du département ne saurait être de former des analystes. Le département n’ouvre directement sur aucune profession concernant la « santé mentale », il ne pratique aucune pseudo-analyse « collective ». Aux étudiants, il propose un enseignement et délivre des « unités de valeur » qui ne sauraient en aucune manière donner titre à exercer la psychanalyse, ni aucune psychothérapie. À ceux qui y enseignent, il donne les moyens de poursuivre et d’exposer leurs recherches92.

Finalement, Lacan avait raison « les unités de valeur, on y tient beaucoup » ! D’un quart de tour, Lacan du discours de l’analyste en position d’agent petit a, bascule dans le discours universitaire, en position d’agent S2. Mais ne serait-ce pas plutôt dans le discours du maître en position S1, que le discours de l’analyste à l’université de tour en tour et de cran en cran finira par s’ajuster ? Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard s’insurgent notamment contre la façon dont s’est faite la restructuration d’octobre 1974 du département de psychanalyse. Ce document est en annexe n° 7.

En 1978, Lacan reposant sa question de comment enseigner la psychanalyse rend hommage à Edgard Faure de « sa création » et donc d’avoir créé les conditions de possibilités de l’existence d’un département de psychanalyse à Paris 8 et lui demandant d’en poursuivre l’expérience car un déménagement se prépare. « Bilan positif93 », écrit-il, veillant personnellement à exploiter l’antipathie du discours universitaire et analytique : « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas94 ? ».

Annexe n° 1

CORRESPONDANCE

L’AFFAIRE LACAN (SUITE)

Nous avons reçu la lettre suivante :

Une déclaration de la « direction » de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, parue dans votre numéro du 27 juin – et dont il est vrai que plus personne ne semble vouloir aujourd’hui assumer la paternité, mais qui aie paru assez vraisemblable au Monde pour qu’il n’hésite pas à la publier – , déclaration faisant suite à l’exclusion du séminaire du docteur Lacan, justifie celle-ci par le caractère « mondain », « incompréhensible pour quelqu’un de normalement constitué » et « non scientifique » de l’enseignement qui y est donné. Ìl est impossible de ne pas rappeler, en face de telles déclarations, la dette théorique qu’a, à l’égard de l’enseignement de Jacques Lacan, l’ensemble du travail fait aujourd’hui en France, non seulement dans l’ordre de la psychanalyse, mais dans celui de toutes les disciplines dites « des sciences humaines », de la philosophie et de la théorie littéraire. À voir avec quelle insistance se trouve, ainsi désignée comme non scientifique un de ces lieux d’où s’effectue la science, il est difficile de ne pas croire que l’argument officiel de la réorganisation des études sert avant tout de prétexte à des actes répressifs de censure : et, le savoir, dès lors, n’est trop visiblement que l’idéologie qui permet de cautionner le « normal ». Les soussignés, dont le nom dit assez qu’ils savent, quant à eux, ce qu’il en est du champ dont ils parlent, tiennent à manifester ici leur solidarité de théoriciens à l’égard de l’enseignement de Jacques Lacan. Il serait extrêmement regrettable et inquiétant que le docteur Lacan soit privé d’un lieu d’enseignement universitaire. Ce texte a été signé par plus de quatre-vingts personnes, parmi lesquelles : Mmes et MM. J. Aubry, X. Audouard, L. Bernaert, M. de Certeau, J. Clavreul, C. Conté, F. Dolto, C. Dumézil, Pr. Ebtinger, Pr. L. Israel, M. Lasselin, M. Mannoni, O. Mannoni, P. Martin, C. Melman, J. Oury, I. Roublef, M. Safouan, C. Simatos, A.-L. Stern, B. This, C. This, R. Tostain (médecins et psychanalystes) ; Mmes et MM. R. Barthes, A. Culioli, O. Ducrot, A.-J. Greimas, L. Irigaray, J. Kristeva, T. Todorov (linguistes et sémiologues) ; MM. G. Ambrosino, H. Brochier, C. Chevalley, J.-T. Desanti, D. Lacombe, J. Roubaud (logiciens, mathématiciens, physiciens et économistes) ; MM. Louis Aragon, J.-L. Baudry, Pierre Daix, Jean-Pierre Faye, J.-J. Goux, P. Guyotat, P. Klossowski, M. Pleynet, M. Roche, P. Rottenberg, S. Sarduy, Philippes Sollers (écrivains) ; MM. F. Châtelet, G. Deleuze, P. Fedida, E. Fleishmann, P. Kaufmann, J. Nassif, J.-M. Roy, F. Wahl (philosophes).

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Annexe n° 2

APRÈS SON ÉVICTION DE L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

 

Le docteur Lacan est invité
par le département de philosophie de Vincennes

Le département de philosophie du centre universitaire de Vincennes nous envoie copie de la lettre qu’il a adressée au docteur Lacan. Rappelons que ce dernier a été averti par le directeur de l’École normale supérieure « qu’en raison de la réorganisation des études », aucune salle ne serait mise à sa disposition l’an prochain dans cet établissement.

Nous considérons que votre éviction de l’École normale supérieure s’inscrit dans la mise en œuvre de la réforme universitaire et de la loi d’orientation. M. Flacelière et la direction de l’école le reconnaissent et s’y emploient. Il s’agit en effet d’une reprise en main de l’enseignement et des études, d’une répression portant sur toute recherche susceptible d’éveiller le soupçon chez ces âmes tranquilles, d’une entreprise d’intimidation qui fait appel sans hésiter aux forces de la police. Nous tenons dans ces conditions à vous proposer de poursuivre votre enseignement dans le département de philosophie à Vincennes l’an prochain, étonnés que celui de psychanalyse nous laisse les seuls à le faire, heureux cependant d’être les premiers.

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Annexe n°3

« Et à Vincennes ? Où en êtes vous ? Désirez-vous ou non l’existence de cette faculté ? 

Cela dépend. Jusqu’à mon dernier souffle, je serai contre ceux qui actuellement ont le pouvoir à Vincennes.

Qui a le pouvoir à Vincennes ?

L’administration. […]

Qu’est-ce qui ne va pas à Vincennes du point de vue de la volonté générale ?

Rien que le scandale des Uv, des unités de valeur ! Vous avez bien vu ça dans la presse ? Un étudiant arrive à Vincennes, on lui a dit « C’est une faculté expérimentale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’année, il faut 32 papiers pour avoir une licence et ces 32 papiers vous pouvez les avoir dans le temps que vous voulez. Si vous voulez aller très vite, vous pouvez aller très vite. Si vous voulez mettre seize ans, vous pouvez mettre seize ans, à raison de 2 Uv par an. » Bon, l’étudiant s’inscrit, qu’est-ce qu’il apprend huit mois après ? Que c’est tout à fait inconsidéré de penser qu’on peut obtenir 32 Uv en une année comme certains ont tenté de le faire… Que ces Uv ne seront pas validées. Or c’était le texte même qui fondait Vincennes ! […]

L’Université est un appareil d’État, un morceau de la société capitaliste, et ce qui apparaît comme un havre du libéralisme ne l’est pas du tout. On ne peut pas le détruire en tant que morceau de l’appareil d’État si on ne détruit pas l’ensemble. »

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Annexe n°4

Annexe n° 5

Les informations, ÇA S’ARRACHE

BRUITS

– « La psychanalyse se distingue des mathématiques, de la physique, etc, parce qu’elle est essentiellement subversive » (un militant de la vie quotidienne collective et autonome faiseur de schémas)

– La Salle Dussane de l’E.N.S. rue d’Ulm ou se célébrait ce printemps là un de ces séminaire d’initiation à faire crever d’envie professeurs, curés, mages, orateurs en tous genres.

– La Terreur de parler, d’agir, d’être même, devant la psychanalyse

– « La psychanalyse est différente des sciences en ce qu’elle ne rejette aucune question » (un analyste)

– « La psychanalyse explique tout » (ma concierge)

– « La psychanalyse n’est pas une science mais un mode de vie » (une militante de la subversion)

et coetera

Avec cette collection de bruits dans l’oreille, nous partions pour la découverte de la psychanalyse à Vincennes,

– Une sombre affaire d’u.v. distribués, disparues, inutiles, ABOLIES, retrouvées, volées…… , sans importance en tout cas

– Entendu dans les séminaires,

« Un discours dont l’objet est ailleurs »

« Le discours psychanalytique dépend du Problème des u.v. »

« Ce qui se fait ici n’importe pas, car l’important est ailleurs »

Un analyste crie qu’il est urgent de conceptualiser parce que sinon ça va encore leur revenir sur la gueule ?

Questions d’étudiants tracassiers, que produit la psychanalyse ? comment sont formés les analystes ? que font-ils ? quelle est la place des analystes dans la Société ?

Réponse ☐

Déçus de n’avoir point découvert les « informations » tant espérées, convaincus grâce à J.A. Miller que l’Université n’est rien, quoique ce qui s’y passe soit important, nous nous présentions au nombre d’une vingtaine, jeudi 4 décembre à 21 heures à la porte d’un petit salon de l’Hôpital Psychiatrique de St-Anne, prêté à l’École Freudienne de Paris pour sa réunion.

Là, Barrage, cordon sanitaire, ceinture de sécurité,

– sécurité de quoi ? – sécurité du savoir.

« VOUS NE SAUREZ PAS ! mais nous voulions savoir. Le cordon s’évapore. Nous marchons. Une porte surgit ….. non ! même pas une porte, Melman ! Dehors !! les riens, les n’importe quoi, ….. car Dedans…..

Nous insistons, ça insulte « Vous êtes dehors, et dehors vous resterez, car dehors vous ne saurez pas.. »

Nous poussons, ça résiste méchamment.

Nous lui passons dessus.

Dans le Salon,

Le Maître,

Qui ne dit RIEN,

Rien d’autre que je suis la Psychanalyse°

en veste violette, chemise blanche et ruban vert, à l’ombre d’un palmier,

Et la psychanalyse qui ne dit RIEN,

rien d’autre que Je suis TOUT°

_______________________________________

 

☐ « nul enseignement ne parle de ce qu’est la psychanalyse J.L. » page 16 N°I Scilicet ou « tu peux savoir ce qu’en pense l’École freudienne de Paris »

 

° « Sans rival ici ne veut pas dire une estimation, mais un fait : nul enseignement ne parle de ce qu’est la psychanalyse J.L. (p. 16 Scilicet N°1)

 

Exemples,

La Psychanalyse se penche sur un copain : – Vous n’avez rien à faire ici »

– « Vous n’êtes pas ici chez vous »

– « Sortez de ce fauteuil, ce fauteuil est à l’École freudienne »°

 

Le Maître s’adresse à un de ses bons élèves – « Mon cher, ne restez donc pas dans le couloir »

plus tard – « La Vertu ne s’enseigne pas »

Audouard « – n’y aurait-il pas un prurit de l’enseignement de la psychanalyse, car ne voit-on pas les analystes aller de Faculté en Faculté ? »

 

Réponse – « Nous nous sommes toujours compris, mon cher Audouard »

 

Rien d’autre qu’un vaste bruit °°

 

Ayant forcé les portes de l’École, nous avons compris :

Les Informations ça s’arrache,

en dessous des choses.

 

__________________________________

 

° Dorénavant, Lacan paiera pour officier à Vincennes.

 

°° Mais ce Rien là nous a frappé, nous frappe encore et nous n’aurons point de cesse que nous ne l’ayons débusqué partout où il nous frappe, à Vincennes comme ailleurs.

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Annexe n°6

 

Annexe n° 7

« À propos du département de psychanalyse à Vincennes

Ce qui s’est passé récemment à la faculté de Vincennes, dans le département de psychanalyse, est très simple en apparence : exclusion d’un certain nombre de chargés de cours, pour des raisons de réorganisation administrative et pédagogique. Dans un article du Monde, Roger-Pol Droit demande pourtant s’il ne s’agit pas d’une épuration style Vichy. La procédure d’exclusion, le choix des exclus, le traitement des opposants, la nomination immédiate de remplaçants feraient aussi bien penser, toutes proportions gardées, à une opération stalinienne. Le stalinisme n’est pas seulement la chose des partis communistes, il passe aussi dans des groupes gauchistes, il n’a pas moins essaimé dans les associations psychanalytiques. Que les exclus eux-mêmes ou leurs alliés n’aient pas tous manifesté une grande résistance, le confirmerait. Ils n’ont pas collaboré activement à leur propre accusation, mais on peut penser qu’une seconde vague de purges entraînerait ce progrès.

La question n’est pas de doctrine, mais d’organisation de pouvoir. Les responsables du département de psychanalyse, qui ont mené ces exclusions, déclarent dans des textes officiels qu’ils agissaient sur les instructions du Dr. Lacan. C’est lui qui inspire les nouveaux statuts, c’est même à lui qu’on soumettra le cas échéant les projets de candidature. C’est lui qui réclame une remise en ordre, au nom d’un mystérieux « mathème » de la psychanalyse. C’est la première fois qu’une personne privée, quelle que soit sa compétence, s’arroge le droit d’intervenir dans une université pour y procéder ou y faire procéder souverainement à une réorganisation comportant destitutions et nominations de personnel enseignant. Même si tout le département de psychanalyse était consentant, cela ne changerait rien à l’affaire, et aux menaces qu’elle recèle. L’école freudienne de Paris n’est pas seulement un groupe qui a un chef, c’est une association très centralisée qui a une clientèle, en tous les sens de ce mot. Il est difficile de concevoir qu’un département universitaire se subordonne à une organisation de ce genre.

Ce que la psychanalyse présente comme son savoir s’accompagne d’une sorte de terrorisme, intellectuel et sentimental, propre à briser des résistances dites maladives. C’est déjà inquiétant lorsque cette opération s’exerce entre psychanalystes, ou entre psychanalystes et patients, dans un but qu’on certifie thérapeutique. Mais c’est beaucoup plus inquiétant quand cette même opération vise à briser des résistances d’une tout autre nature, dans une section d’enseignement qui déclare elle-même n’avoir aucune intention de « soigner » ni de « former » des psychanalystes. Un véritable chantage à l’inconscient s’exerce sur les opposants, sous le prestige et en présence du Dr Lacan, pour imposer des décisions sans discussion possible (c’est à prendre ou à laisser, et, si on laissait, « la disparition du département s’imposerait, du point de vue de la théorie analytique comme du point de vue universitaire »…, disparition décidée par qui ? au nom de qui ? ). Tout terrorisme s’accompagne de lavage : le lavage d’inconscient ne semble pas moins terrible et autoritaire que le lavage de cerveau95 .

Gilles Deleuze – Jean-François Lyotard
(Maîtres de conférences de philosophie, faculté de Vincennes) »

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