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Le trait lunaire

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Le trait lunaire1

David Frank Allen

L’affirmation logique de non-être

À l’asile de la Salpêtrière, eut lieu, vers 1827, le dialogue suivant entre l’aliéniste François Leuret et une patiente, Catherine X :

Leuret : « Comment vous portez-vous, madame ?
Catherine : — La personne de moi-même n’est pas une dame, appelez-moi mademoiselle, s’il vous plaît.
— Je ne sais pas votre nom, veuillez me le dire.
— La personne de moi-même n’a pas de nom : elle souhaite que vous n’écriviez pas.
— Je voudrais pourtant bien savoir comment on vous appelle, ou plutôt comment on vous appelait autrefois.
— Je comprends ce que vous voulez dire. C’était Catherine X, il ne faut plus parler de ce qui avait lieu. La personne de moi-même a perdu son nom, elle l’a donné en entrant à la Salpêtrière2 ».

En parallèle à ce qu’explique Catherine il nous faut entendre ce que le poète Anglais John Clare cherche à nous faire comprendre ; voici donc un poème de la période « asilaire » de l’étrange passage sur terre de John Clare, à savoir le dernier tiers de sa vie (1837-1864) :

INVITE À L’ÉTERNITÉ
T’en viendras-tu ma douce enfant
Dis-moi me viendras-tu rejoindre
Dans la vallée d’ombre profonde
Qui n’est que nuit et que ténèbres
Où le sentier bientôt se perd
Où le soleil oublie le jour
Où lumière et vie sont absentes
Douce enfant dis t’en viendras-tu
Là où les rocs se font torrents
Les plaines mers tumultueuses
Les monts caverneuses noirceurs
Où la vie pâlit comme un rêve
Enfant viendras-tu partager
La triste non-identité3 […].

La « triste non-identité » est peut-être le non lieu psychique qui permet une perception lumineuse du monde, perception qui se passe aussi bien de ponctuation que de logique différentielle. C’est en quelque sorte l’affirmation du non-être qui permet à Clare d’être l’amiral Nelson, le poète Byron, et ainsi de suite le long du chemin de ses identifications.

Le verbe « être » dans sa folie

À partir des témoignages réunis, supra et infra, une hypothèse fragile s’impose : dans certaines formes d’expériences humaines on constate ou bien l’affirmation de non-être ou bien le verbe être présenté sous forme d’absolu. Logiquement on admettra la possibilité d’une coexistence des deux positions vis-à-vis de la notion d’être et le verbe qui la représente, une sorte d’état mixte du verbe être4. [« Je ne suis pas » en tant que position subjective coexiste avec « Je suis tout »]

Les écrits du poète, musicien et journaliste Rodrigo Antonio de Souza Leão (1965-2009) confirment cette hypothèse fragile. Par exemple, dans son beau récit Tous les chiens sont bleus5 on trouve :

« Une fois, je suis devenu une plante pendant la séance6 ».

« Dans la pratique je ne suis personne7 ».

« Je suis Rimbaud8 ».

« Je suis la samba, je suis Jésus Christ. Je suis tout et rien9 ».

Le Dr Klein vous parle !

On entend ici l’emprise du verbe être sur le sujet, le verbe incarne le sujet dans une fusion sans limite. Le Docteur François Klein, lui, articule clairement l’idée de sa propre non-existence en tant que sujet :

D’ailleurs, quand je dis : je, moi, vraiment, ce n’est qu’une façon de parler […] La génération spontanée existe-t-elle ? Il est incontestable que moi, je ne suis pas moi-même. Je suis ma mère et mon père, avec tout ce que j’ai pu m’assimiler du monde. Mon père n’est pas mon père même : il est ma grand-mère et mon grand-père, avec tout ce qu’il a pu digérer de son milieu. […] Ton grand-père n’est pas ton grand-père même : il est ton arrière-grand-mère et arrière-grand-père… et ainsi jusqu’aux temps les plus reculés…10.

Dans sa pratique de lui-même le jeune psychiatre est « personne », il rejoint ainsi les positions exprimées par John Clare, Catherine X et Rodrigo Antonio de Souza Leão. Précisons également la place prédominante du signe « = » dans les théorisations de Klein :

… Vous… Monsieur…
4 = 4. Le niez-vous ?
Jaune = jaune. Le niez-vous ?
Toute chose est égale avec soi-même. Le niez-vous ?
Absurde = absurde. Le niez-vous ?
Donc : il est absurde de dire que quelque chose est absurde. Le niez-vous11 ?

Nous soulignons ici la proximité fonctionnelle du verbe être et du signe = afin de mettre en évidence la question de l’identification par équivalence. Autrement dit même dans des langues qui marchent fort bien sans verbe « être » la folie identitaire s’organisera autrement avec un système d’équivalence comme le signe « = », par exemple.

La fluidité mercuriale du sentiment d’identité et son verbe qui l’accompagne facilitent peut-être la spatialisation, un phénomène qui préoccupe un certain nombre de nos aînés. Voici le témoignage d’un théologien paraphrène qui réunit la question de l’identité sexuelle avec celle de la spatialisation déjà évoquée :

Boisen, il est trait lunaire

Ensuite je me suis retrouvé sur la Lune. L’idée d’être sur la Lune me trottait dans la tête depuis le début de la semaine. C’était désormais chose faite. La Lune semblait assez loin d’ordinaire, mais elle était en réalité très proche. Les médecins le savaient et ils avaient mis au point une façon de subtiliser les gens et de les enterrer vivants dans une cellule sur la Lune, pendant qu’en même temps une personne désignée, une sorte de double, prenait leur place dans ce monde. Tout marchait d’une étrange manière sur la Lune, de la manière la plus scientifique. Il semblait que c’était la demeure d’esprits défunts et tous les intérêts concernaient franchement et ouvertement le problème de la reproduction et du sexe. En fait c’était plutôt effroyable. Il semblait qu’une fois sur la Lune le sexe pouvait facilement changer, et l’une des premières choses que les médecins essayaient de déterminer était si vous étiez homme ou femme. Ils disposaient pour ce faire de certains instruments d’une grande précision. Lorsqu’ils m’examinèrent je les entendis dire avec surprise « il est parfaitement neutre ». Il semblait que l’aiguille n’indiquait pas plus la droite que la gauche. J’étais alors inclassable d’un côté ou de l’autre12 […].

Le pousse-au-neutre

Si l’on tient compte du témoignage non seulement de Boisen mais aussi celui de la peintre tristement suicidaire Blandine Solange, Patricia Boulay de son vrai nom, alors on arrive à l’hypothèse selon laquelle le verbe être peut influer sur l’identité sexuelle comme suit :

Pousse à la femme : (exemple Shreber)

Pousse au neutre : (exemple Boisen)

Pousse à l’homme : (exemple Blandine Solange13/Patricia Boulay)

En 1933, Alfred Korzybski , futur maître à penser de William S. Burroughs et fondateur d’une école pour l’étude de la sémantique, fit la remarque suivante : « in heavy cases of dementia praecox we find the most highly developed forms of identification14 ».

Ainsi, devant la ruine de l’âme, l’être s’accroche à l’idée que A = A, Smith = Smith : le sujet s’éclipse derrière une logique purement identitaire. En effet, l’idée d’une logique d’identité, d’une place spécifique pour le verbe être dans la psychose fut débattue par les cliniciens proches de Harry Stack Sullivan15 aux U.S.A. :

Une patiente de l’hôpital psychiatrique de l’université de Bonn pensait que Jésus, les boîtes à cigares et le sexe étaient identiques. Comment en arrivait-elle là ? Une enquête révéla que le lien qui manquait entre Jésus, les boîtes à cigares et le sexe était fourni par le concept d’encerclement. Selon cette patiente, la tête de Jésus, tout comme celle d’un saint, était entourée d’un halo, l’emballage des cigares par une bande, et la femme par le regard sexuel de l’homme. Visiblement, notre patiente pensait qu’un saint, un paquet de cigares et la vie sexuelle étaient la même chose. Elle ressentait exactement la même chose quand elle parlait d’un saint, d’une boîte à cigares ou de vie sexuelle16.

Gabel et Arieti

Plus tard la question du verbe être dans la psychose sera examinée par le psychiatre et sociologue J. Gabel17 et, plus tard par S. Arieti :

N’importe quelle personne qui possède un trait commun avec un supposé persécuteur comme par exemple une barbe, des cheveux roux ou encore une robe particulière peut devenir le persécuteur ou parent du persécuteur […] il est facile de reconnaître que beaucoup de patients participent profondément à ce que j’ai nommé une orgie d’identifications. Un psychiatre Français, Gabel (1948) a découvert de façon indépendante le même phénomène dans la schizophrénie en le nommant « hypertrophie du sens de l’identification »18.

Cette hypertrophie du sens de l’identification, cette orgie du verbe être et du signe « = », n’est en rien comparable au mécanisme d’identification par le trait unaire et mérite donc d’être précisée et mieux nommée : en hommage aux Catherine X et aux Boisen, qu’ils soient connus ou anonymes, nous proposons la notion de trait lunaire pour mieux préciser le rapport au monde ainsi engagé.

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