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Écho de Laversine
Dé-fendre
26 juin 2022
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Accueillie par François Rouan à la Maison de la pierre à Saint-Maximin le 26 mars dernier, je le vois venir à ma rencontre. Il me prend par les épaules avec ses mains énormes en me disant : « Vous êtes un démon ! » Je suis secouée. Cette nomination tombe à pic. Elle fait resurgir un souvenir d’enfance : j’ai environ 5 ans, on est dans une foire où l’on vend toute sorte d’objets artisanaux. Je suis séduite par une marionnette à gaine. C’est un démon : tête rouge, barbiche, cornes… Ma mère l’achète pour moi. Je suis au comble du bonheur lorsque j’enfile ma main droite dans ce corps, à introduire mes doigts à travers son cou, sa tête, sa bouche, son nez, à manier le démon de l’intérieur.
François Rouan parle devant ses œuvres. Je me vois m’accroupir, m’asseoir par terre, comme un enfant. J’écoute les interstices de sa parole, animée comme je le suis par ce souvenir qu’il a fait revenir. François Rouan parle de la confection de ses œuvres, celles des années 1960, celles qu’il a produites tout récemment à partir de photographies prises dans les années 2000. Cette œuvre qui s’étale sur plus de soixante ans semble échapper à une chronologie linéaire. Son tressage, me dis-je, opère sur des brins temporels.
J’entends à plusieurs reprises le mot « fendre », ce verbe décrit une partie importante dans la confection de ses travaux. Sa pratique est marquée par « une poétique du fendillement entre le corps et l’esprit. » ( « La pratique, ça pense sans moi… », p. 7) J’entends François Rouan répéter l’expression « se défendre », il prend position contre l’usage des images qui viserait à se défendre du réel. Un écart se glisse pour moi dans l’usage pronominal du verbe : « se dé-fendre ». Me vient alors l’idée que se défendre, se défendre serait… une tentative de se dé-fendre.
Lors du déjeuner, j’essaie d’en dire un mot aux personnes qui se trouvent autour de moi. Le son que j’émets, \fɛ̃dʁ\, n’est pas celui que j’espère. On entend « dé-feindre » et non pas « dé-fendre ». Le phonème produit, \ɛ̃\, antérieur et semi-ouvert, est bien distinct de celui que je visais, \ɑ̃\, postérieur et ouvert. Est-ce une erreur due à mon accent ? Ce serait lâche de se contenter d’une telle explication.
L’idée reste en germe. Elle mijote. J’en parle de vive voix à George-Henri Melenotte… et la même erreur se glisse, 10 semaines plus tard ! Ça insiste. Il faut analyser ça. Pourquoi dis-je « feindre » au lieu de « fendre » ?
Du côté du sens :
– Se dé-feindre, ce serait : arrêter la simulation.
– Se dé-fendre, ce serait : feindre qu’on n’est pas fendu.
Du côté du son :
– Dire « feindre » demande que le son touche le palais et que la bouche soit entrouverte comme dans un sourire poli. On défend à moitié la sortie du son.
– Dire « fendre » demande que la langue se couche à l’arrière de la bouche, que le son ne se cogne pas au palais, que les lèvres ne se projettent pas à l’avant, qu’on laisse passer un son grave qui convoque le nasal sans monter jusqu’au nez : comme si nez, bouche, gorge et plexus étaient un tunnel charnel.
Je me dis alors que pour arrêter de « feindre », pour que le son \ɑ̃\ de « fendre » auquel je résiste puisse sortir, il faudrait que mes doigts me traversent du bas ventre jusqu’à ma bouche et touchant mon nez, comme ils ont traversé le corps du démon de mes 5 ans. Ce son postérieur demande que je puisse me traverser de l’intérieur dans un temps antérieur.
Enfin, je me rends compte que cette même opposition se joue entre les mots « divin » \di.vɛ̃\ et « divan » \di.vɑ̃\. Là aussi, il faut coucher sa langue à l’arrière de sa bouche, se faire tunnel charnel.