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Es

Pola Mejía Reiss

Son Es est plus que notre Ubw, mal délimité par lui, mais il y a derrière quelque chose d’authentique (etwas wirkliches).
Sigmund Freud à Lou Andreas-Salomé, en 1917

Introduction : trois phrases proverbiales

D’où provient le terme allemand Es, qui fit partie du vocabulaire de Freud ? Quel chemin a-t-il emprunté pour devenir la phrase proverbiale : Wo Es war, soll Ich werden, phrase qui suscite une attention renouvelée ?
Deux choses sont cependant certaines : Freud a emprunté le terme Es à Georg Groddeck, et Nietzsche a joué un rôle dans cette affaire.
Qu’est-ce qui est donc si certain ? Cette question se révèle intéressante : Freud pensait que Groddeck avait emprunté le terme Es à Nietzsche ; en tout cas, il se trouve que Nietzsche l’a lui-même emprunté à Lichtenberg. Avec Lichtenberg, commença alors quelque chose d’inattendu : la tradition du es denkt (ça pense), un courant de pensée allemand. Selon cette séquence d’événements, Es serait alors une descendance de la tradition du es denkt. Que s’est-il passé lors de ce passage du es à Es ?
Cette voie fut ouverte par la correspondance entre Georg Groddeck et Sigmund Freud, correspondance qui commença en mai 1917 et s’acheva en mars 1934, quelques mois avant la mort de Groddeck.
Si Freud, dans sa première lettre à Groddeck, affirme à celui-ci que le terme Es est de trop, comment a-t-il fini par s’approprier ce dernier, cet hybride étrange, pronom impersonnel qu’il substantive en neutre ? Parce qu’à y regarder de plus près, Es, écrit ainsi avec une majuscule, semble étrange. Comme tous les pronoms impersonnels, es s’écrit en minuscules. Écrire Es avec majuscule en allemand le transforme en substantif. En d’autres termes, Es avec majuscule est une expression nouvelle, une invention mitonnée dans l’échange de lettres entre Groddeck et Freud. — La majuscule de Ich n’est en revanche pas nouvelle.
Et pas seulement parmi les lettres des deux hommes. En 1923, parurent deux publications du Internationaler Psychoanalitischer Verlag à propos du Es. En mars 1923, Das Buch vom Es. Psychoanalytische Briefe an eine Freundin (Le livre du Ça, Lettres psychanalytiques à une amie), de Georg Groddeck ; puis au mois d’avril, suivit Das Ich und das Es (Le moi et le ça) de Sigmund Freud. La maison d’édition faisait ainsi une proposition à ses lecteurs.
Freud appréciait la Narrheit, la folie de Groddeck. Contre vents et marées, le Verlag publia un livre extravagant et drôle : Le Chercheur d’âmes, de Groddeck, dont le protagoniste était Thomas Weltlein. Dans Le livre du Ça, le docteur Patrik Troll écrit trente-trois lettres psychanalytiques à son amie — lettres que Freud recevra durant l’année 1921.
Des années plus tard, dans une lettre datant 1927, Freud dira :

Je ne nie pas le fait que, même si je m’en suis inspiré, P. T. (Patrik Troll) n’était pas aussi agréable que T. W. (Thomas Weltlein).

Il n’y a qu’une seule allusion à la présence de Nietzsche dans l’invention du Es, c’est ce que Freud dit à Groddeck dans une lettre, à propos de son livre à venir, Das Ich und das Es :

Je pense qu’il a pris le Es (littérairement, pas associativement) de Nietzsche. Puis-je dire la même chose dans mon texte ?

Ce « je pense que » de Freud – il n’y a pas une seule mention de Nietzsche dans les lettres de Groddeck – a donné lieu à toute une controverse en Allemagne : que Freud a inventé la légende ; que le terme est dû à Eduard von Hartmann dans sa Philosophie des Unbewußten (1869) ; qu’il existe une phrase de Nietzsche : « es denkt » ( « ça pense ») que Groddeck a peut-être lue, et qui conduit automatiquement notre participant à la controverse à un autre « es denkt », celui de Georg Christoph Lichtenberg1.
En suivant le fil de « es denkt », nous avons été surpris par l’existence de la tradition du « es denkt » dans la pensée allemande. Elle a été inaugurée par une phrase proverbiale de Lichtenberg : « es denkt, sollte man sagen, wie man sagt : es blitzt2 ».
Dans cette perspective, le Es devient une ramification de la tradition « es denkt ». Que s’est-il passé dans ce passage de es à Es ?

Groddeck a également inventé une expression proverbiale. Il avait hérité d’une maxime de son professeur Ernst Schweninger (1850-1924), grand vitaliste, médecin de chevet d’Otto von Bismarck, le Chancelier de fer. En plus de l’unité allemande, le Chancelier nous a légué le hareng à la Bismarck, les fameux Bismarckheringe : le hareng est mariné dans une sauce à base de vinaigre, d’huile d’olive, d’oignon, de graines de moutarde et de laurier. Tel fut le régime prescrit par son médecin de chevet qui a guéri le chancelier de ses maux. Il a dit que Schweninger était le seul médecin qui l’avait traité.
Schweninger a pris part au débat entre la médecine romantique et la médecine positive (qui eut lieu surtout en Allemagne), dans sa célèbre dispute avec Rudolph Virschow, le père de la pathologie moderne. La maxime du médecin romantique était : natura sanat, medicus curat.
Groddeck, son disciple bien-aimé, a reformulé la maxime. Elle vient de la lecture des écrits de son autre maître, Sigmund Freud. Ce n’est plus : « la nature guérit, le médecin soigne », mais « le Es guérit, le médecin soigne ».

Les lettres racontent comment Freud s’est inspiré de l’invention de Groddeck, et comment Groddeck devint un grand interlocuteur qui joua un rôle antagoniste. C’est ce dont il s’agit dans la première partie de ce texte.
Dans la deuxième partie, il s’agit d’une rencontre fortuite : cette question autour du Es dans la lignée de la tradition du « es denkt » a été touchée par le courant de pensée actuel qu’introduit Jean Allouch avec cette phrase : « Le neutre vient résoudre des questions aujourd’hui (mal) posées3 ».

I

La proposition de Groddeck

Dans sa première lettre à Freud, le 27 mai 1917, Groddeck exprime sa gratitude pour sa réception qui lui a permis « l’étude de vos écrits4 ». Son besoin de reconnaissance s’accompagne d’un aveu : il a « jugé la psychanalyse à la légère », et ce qu’il va raconter à Freud dans cette lettre est « l’histoire de sa conversion » :

Bien plus avant, la conviction s’était arrêtée en moi que la distinction de l’âme et du corps est uniquement une distinction de mots, non pas d’essence ; que le corps et l’âme sont quelque chose de commun ; qu’il s’y trouve un Es, une force par laquelle nous sommes vécus cependant que nous croyons vivre. […]
Je suis conscient de me mouvoir là pour le moins bien près des confins du mystique, peut-être même en plein milieu déjà. Néanmoins, les simples faits me forcent à poursuivre cette voie5.

Dans sa conversion, Groddeck s’est approprié le vocabulaire freudien en écrivant cette lettre : « les termes de transfert et de résistance […] devinrent, automatiquement, les deux axes, dans une certaine mesure du traitement ». Cependant, il doute de pouvoir se présenter publiquement comme psychanalyste, en raison de sa conception du Es. « Le Es, qui se tient en connexion mystérieuse lié à la sexualité, à l’éros ou à ce que l’on veut bien appeler… », dont il faut élargir la compréhension : « Et de même que l’activité du Es ressortant comme hystérie ou névrose est objet du traitement psychanalytique, de même l’est aussi le défaut cardiaque ou le cancer ». Groddeck se limite au traitement et non à la guérison, dont « précisément le Es » est chargé. Il ajoute :

Il n’est pas possible, dans le développement de ces idées, qui sont bien au fond les vôtres, d’employer une autre nomenclature que celle qui est établie par vous. Elle n’est pas à remplacer et suffit aussi à mon dessein, sitôt que la notion d’inconscient est élargie [des Unbewußten].

Freud y répond avec enthousiasme le 5 juin 1917. La lettre de Groddeck lui permet de remplacer « la politesse commune due à l’étranger par une franchise analytique dans la réponse ». « Celui qui reconnaît que transfert et résistance sont les axes du traitement, celui-là, que voulez-vous, appartient irrémissiblement à la troupe sauvage 6».
Et ensuite, il répondra avec une « franchise analytique » :

Et que [celui qui reconnaît que transfert et résistance sont les axes du traitement] appelle “Ubw” “Es“, cela ne fait pas de différence. Laissez-moi vous montrer qu’il n’est besoin d’aucune extension de la notion d’Ubw pour couvrir vos expériences dans les maux organiques. Dans mon exposé sur l’Ubw, que vous mentionnez, vous trouverez (p. 258 sq) 7une note discrète : « La mention d’une autre prérogative importante de l’Ubw, nous la réservons pour un autre contexte ». Je veux vous divulguer ce qui a été retenu là : l’affirmation que l’acte Ubw a une action plastique intense sur les processus somatiques, telle qu’elle n’échoit jamais à l’acte conscient. […] Pourquoi vous précipitez-vous, depuis votre belle base [les observations cliniques] dans la mystique, abolissez-vous la différence entre le spirituel (seelisch) et le corporel, vous arrêtez-vous à des théories philosophiques qui ne sont pas de mise8 ?

Freud a envoyé à Ferenczi cette lettre « très intéressante » de Groddeck. Après un commentaire détaillé, Ferenczi conclut :

Ainsi, le Dr Groddeck doit donc, même s’il sait probablement produire bien des nouveautés, être malgré tout, un fantaisiste. Mais cela parle, plutôt joue en sa faveur. […] Mais son penchant pour les sectes et le mysticisme s’exprime dans l’utilisation systématique du mot “Es” au lieu de “Ubw9

La deuxième lettre de Groddeck

Dans les lettres, une situation dramatique se présente plus d’une fois : un refus ferme de la part de Freud rend Groddeck malade. Dans sa lettre suivante, Groddeck démontre à Freud que le Es, base de l’indifférenciation entre l’âme et le corps, est l’instrument du « traitement psychanalytique des afflictions organiques ».
Le premier et peut-être le plus impétueux épisode de ce genre est la réponse de Groddeck à Freud. La lettre a une histoire : Margaretha Honegger, exécutrice de la succession de Groddeck, l’a censurée. Elle n’a publié que la dernière cinquième partie de la lettre : un addendum de Groddeck après qu’il a pris congé de Freud. L’édition de Honegger a donné le ton pour les éditions suivantes, y compris la version espagnole épuisée. Ce n’est qu’en 2008 que les éditeurs Michael Geifer et Beate Schuh, à la demande de la Société Georg Groddeck, ont réalisé la première publication des lettres complètes10.

Cependant, les rédacteurs ont rencontré un problème : dans cette deuxième lettre, ils ne pouvaient pas procéder comme d’habitude, en changeant simplement les noms des patients pour préserver l’anonymat. Dans cette lettre, il a fallu trouver des pseudonymes pour ne pas rompre la séquence des occurrences de Groddeck, qui jouent avec le son des noms.
Enfin, en 2014, Tobias Back a mis en ligne son édition personnelle de l’intégralité des lettres, sans pseudonymes11.

De Back, nous apprenons que cette lettre a eu trois versions. La première consistait en vingt-cinq pages dactylographiées. Sur les dix-neuf premières, Groddeck a mis des annotations dans la marge. Back suppose que cette version était le brouillon de celle que Freud a très probablement reçue. Elle n’est datée que de juin 1917. Il ne dit pas quel jour.
Dans les premières lignes de sa lettre, Groddeck dit à Freud que la meilleure façon d’exprimer sa joie à la réception de sa gentille lettre passe par « la communication de l’histoire de cas suivante. Elle contient, pour l’essentiel, ce que je pouvais répondre, et est en soi intéressante ». C’est l’histoire du parcours d’une maladie : une forte irritation du palais et de la gorge qui, par le biais d’associations et d’interprétations, oscille entre augmentation et diminution, jusqu’à disparaître. Certaines des remarques qu’il avait reçues de Freud étaient difficiles à avaler, dit Groddeck lui-même, et il écrivit une lettre de trente-cinq pages – dans l’édition 2008.
Sur la suggestion de Groddeck, Freud envoie cette deuxième lettre à Ferenczi, avec le commentaire suivant :

Vous le trouverez certainement, comme moi, un peu fatigant : le patient aurait pu faciliter la tâche au médecin s’il lui avait communiqué les conclusions au lieu du matériel, et il faut une bonne dose de contentement de soi pour se conduire ainsi. Néanmoins, impression globale : laudabiliter se subjecit12.

Il répond à Groddeck le 29 juillet 1917 :

Votre lettre m’est bien parvenue et m’a très vivement intéressé. Je l’ai envoyée à Ferenczi et j’ai dû attendre un peu longtemps son retour ; d’où le retard de ma réponse.
Je pense donc que, même si votre position dans la question de la différence entre physique et psychique n’est pas tout à fait la nôtre, vous devriez quand même vous considérer comme quelqu’un qui nous est proche et nous venir en aide dans notre travail. Nos revues vous sont ouvertes. Nous nous réjouirons de présenter des contributions de votre part, des contributions peut-être qui préludent à votre ouvrage plus important.

Groddeck ne répond que deux mois plus tard, le 3 octobre :

Ma réponse à votre bienveillante lettre a été retardée parce que je tenais à vous envoyer en même temps une brochure qui me parvient aujourd’hui seulement. Dans l’essentiel, c’est une répétition de ce que je vous ai déjà communiqué par lettre. Mais peut-être cela vous amusera-il quand même de regarder ce fruit de vos suggestions.

Ainsi, selon Groddeck, le livret serait la quatrième version de la lettre. La dernière. Et cela prend, en effet, la forme d’un prélude. Il commence par expliquer qu’en raison de difficultés de déglutition dues à une grave inflammation des amygdales, le Es a refusé d’avaler la reconnaissance de quelque chose qui lui était désagréable… Et il va forger une téléologie, pour étayer son affirmation.
Le livret sort du registre de la correspondance. Il s’adresse à la sphère publique. L’ouvrage intitulé Détermination psychique et traitement psychanalytique des affections organiques13 est, selon les spécialistes de l’œuvre de Groddeck, le prélude à son œuvre plus vaste. Déjà dans le titre même, il est indiqué ce qui va désormais orienter sa pratique. Si Groddeck a peut-être adopté les recommandations formelles de Freud, il n’accepte pas de ne pas élargir le concept d’Ubw. Et il le rend public.

Qu’est-il arrivé à Freud dans cette affaire de la deuxième lettre de Groddeck qui a fini dans le célèbre livret ? Le 7 octobre, quatre jours seulement après l’avoir reçue, il a écrit une lettre à Lou Andreas-Salomé :

Tout récemment a paru à Baden-Baden un petit livre du Dr. Groddeck, Psychische Bedingtheit und psychoanalytische Behandlung organischer Leiden, que je vous prie de lire. […] Ce sera pour vous d’un grand intérêt de discerner la tendance à l’exagération, à l’unification et à un certain mysticisme de l’auteur.
Comme vous le savez, dans mes travaux, j’ai sacrifié sans ménagement tout ce que je pouvais, l’unité, l’intégralité, le sentiment de la satisfaction de la pensée au seul point de vue de la certitude. Groddeck va plus loin et tombe sur des choses qui ont sans aucun doute le droit d’y être incluses. Son Es est plus que notre Ubw, mal délimité par lui, mais il y a derrière quelque chose d’authentique [etwas Wirkliches]
14.

Lou-Andreas lui répond le 15 octobre :

Quelle que soit l’idée que s’en fait Groddeck, et aussi ce à quoi il veut parvenir par l’Ubw, reste sympathique le fait qu’il part de l’Ubw et pas comme Adler ou Jung, de vieilles surévaluations rénovées du Bw qui renversent ce qui a déjà été découvert. Et il cherche avec honnêteté et application.

Et… quatre ans plus tard, le 17 avril 1921, Freud écrit à Groddeck :

Je comprends fort bien pourquoi l’Ubw ne vous suffit pas pour trouver que vous pouvez vous passer du Es. Il en va de même pour moi, sauf que j’ai un talent particulier pour le contentement fragmentaire.

Prélude à l’épisode éditorial de 1923

Après avoir eu le plaisir de le rencontrer personnellement au Congrès de La Haye en septembre 1920, Groddeck envoya à Freud la conférence qu’il avait présentée au Congrès : « Sur la psychanalyse de l’organique chez l’homme15 », afin de le publier dans la revue Imago.

Le 15 novembre, Freud remercie Groddeck pour son « si bel et brave texte », non sans lui demander un sacrifizio d’emozione :

J’ai remarqué en riant qu’à la fin de votre beau texte, original et traversé par le souffle d’un libre scepticisme, vous devenez dogmatique et fantasque, et que vous dotez notre inconscient [“Unbewußtes“] jusqu’alors commun, très provisoire et indéterminé Dieu merci, des qualités les plus positives à partir de sources de connaissance secrètes. Bon, tout individu raisonnable a bien une limite où il se met à devenir mystique, là où commence son être le plus personnel. Mais ne pouvez-vous quand même pas modifier encore quelque chose dans ces dernières propositions, apporter un sacrifizio d’emozione ? Cela sera reconnu avec gratitude.

Groddeck répond le 20 novembre. Il est prêt à biffer ses dernières phrases, mais il prévient Freud :

Ainsi l’affaire est déplacée, mais non pas liquidée, étant donné qu’ici, je puis bien omettre, sans plus et avec joie, le tranchant qui serait entièrement faux ; mais je dois alors me débarrasser ailleurs de mon mysticisme, sans quoi ça ne va pas chez moi. J’en arrive ainsi à un sujet que j’ai déjà mentionné plusieurs fois. Depuis quelques années, je couve un livre qui devrait exposer clairement et compréhensiblement ce que je pense. Je pense m’enfermer pour quelques mois cet hiver et liquider ce travail. Mais je le crains, il ne vous plaira pas particulièrement car il contiendra beaucoup de mystique et beaucoup de fantaisie. […] J’aimerais que vous preniez connaissance de l’ouvrage. Il décidera si vous voulez continuer encore à me tolérer comme un homme de votre suite.

Freud lui fait part de sa curiosité ; même si tout se passe bien avec l’éditeur, il publiera lui aussi cet « ouvrage hérétique » que Groddeck annonce. Il ajoute :

Je suis en effet moi-même un hérétique qui ne s’est pas encore transformé en fanatique. Les fanatiques, les gens qui sont capables de prendre solennellement au sérieux leur étroitesse d’esprit, je ne les supporte pas. Si l’on conserve seulement sa supériorité et si l’on sait ce qu’on fait, on peut faire toutes sortes de choses qui sortent de la ligne. La bravoure aussi que vous voulez montrer me plaît beaucoup. Peut-être mon dernier petit écrit qui vient juste de paraître : Au-delà du principe de plaisir, modifiera-t-il aussi quelque peu à vos yeux mon portrait16 .

En 1923, dans le prologue de son ouvrage Le moi et le ça, il dira de son hérésie :

Les discussions ci-après prolongent des cheminements de pensée qui furent commencés dans mon écrit : « Au-delà du principe de plaisir » (1920), face auxquels je me situais personnellement comme il y est mentionné avec une certaine curiosité bienveillante. Elles accueillent ces pensées, les rattachent à divers faits de l’observation analytique, cherchent à déduire de cette réunion de nouvelles conclusions, mais ne font pas de nouveaux emprunts à la biologie et se situent pour cette raison plus près de la psychanalyse que l’ « Au-delà17 ».

Quand Freud s’empare du Es

Le 31 décembre 1920, Groddeck annonce à Freud qu’il se rend en Forêt Noire et que si les étoiles s’alignent favorablement, il commencera à écrire le livre sur l’inconscient. « Quelque chose de populaire », dit-il. C’est ainsi qu’au cours de l’année 1921, il envoya à Freud ce qu’il était en train d’écrire et que nous connaissons maintenant sous le nom de Livre du Ça. Ce sont des lettres psychanalytiques à une amie, composées de trente-trois lettres signées par le Dr. Patrik Troll18.

« Troll » est un être démoniaque de la mythologie norvégienne ; mâle ou femelle, il prend dans les contes et légendes la forme d’un nain ou d’un géant malicieux. Aujourd’hui, un troll publie des messages provocateurs dans une communauté en ligne, ce qui entraîne souvent des affrontements au sein de cette communauté. De son côté, le Dr. Troll peut prendre des libertés que le Dr. Groddeck ne peut pas prendre19.

« Elles sont charmantes », répond Freud le 17 avril 1921, lorsqu’il reçoit les cinq premières lettres de son amie :

Je suis fermement décidé à ne pas les laisser émigrer dans une autre maison d’édition. En particulier là où vous parlez de vous-même, vous êtes irrésistible. […]
Je suis maintenant très impatient de la suite. Continuerez-vous encore à fondre de manière aussi fluide le matériau revêche, et réussirez-vous, avec tous vos caprices, à laisser voir si nettement le morceau de terre ferme dont vous vous élancez. Votre style est captivant ; votre discours, comme musical.

Et soudain, il change radicalement de ton. Je reproduis intégralement ce paragraphe qui précède son premier dessin du proverbial « modèle topique » – comme l’appelle Ilse Grubrich-Simitis20.

Pour parler maintenant d’une chose plus sérieuse : je comprends fort bien pourquoi l’Ubw ne vous suffit pas pour trouver que vous pouvez vous passer du Es. Il en va de même pour moi, sauf que j’ai un talent particulier pour le contentement fragmentaire. Car l’inconscient n’est en effet, que quelque chose de phénoménal, une caractéristique à défaut d’une meilleure connaissance ; comme si je disais : le monsieur en havelock, dont je ne peux pas voir nettement le visage. Qu’est-ce que je fais, s’il arrive une fois sans cette pièce de vêtement ? C’est pourquoi je recommande depuis longtemps, dans le cercle intime, de mettre en opposition non pas l’Ubw et le Vbw, mais à un Ich d’un seul tenant et un refoulé qui en est clivé. Cependant, cela ne résout pas non plus la difficulté. Le Ich, dans ses profondeurs, est pareillement, profondément inconscient, et confluent pourtant avec le noyau du refoulé. Il semble donc que la représentation plus correcte soit celle-ci : les articulations et les différenciations observées par nous n’ont de valeur que dans les couches superficielles, elles n’en ont pas en profondeur, pour lesquelles votre « Es » serait la désignation correcte. À peu près de la sorte :

Un grand interlocuteur au rôle antagoniste

Un mois plus tard, le 22 mai, Groddeck écrit :

Mots et dessin du refoulé, du Ich et du Es, ont agi sur moi et porteront des fruits.
Grand merci !

Et puis, à la ligne suivante :

Mon écriture languit un peu. Mais j’ai le sentiment que cela va bientôt démarrer à nouveau.

Comme dans cette lettre, dans beaucoup d’autres Groddeck invite Freud à passer quelques jours dans sa clinique de Baden-Baden, et Freud décline toujours. Ainsi le 29 mai :

Il est certain que je ne puis être chez vous pour me réjouir seulement du charme de votre commerce. Je devrais aussi me soucier des étranges influences que vous étudiez21. Mais en outre, il y a la transmission de pensée [Gedankenübertragung] qui frappe très perceptiblement à nos portes, réclamant son admission ; d’autres choses qu’on appelle occultes22. […] Ce que l’on a soi-même fait est tellement imparfait, fragmentairement provisoire ; il faudrait une seconde vie humaine pour faire mieux. […]

Que votre amie ne vous presse plus pour la continuation de la correspondance n’est pas bien de sa part.

En juillet, Groddeck avait récupéré. Il écrit à Freud que l’amie a tenu compte de son avertissement et s’est couchée sur le ventre suffisamment longtemps pour que « quelques enfants spirituels » soient libérés, de sorte qu’à la fin du mois, Freud reçoit le deuxième envoi des « lettres à l’amie ».
Dans la sixième lettre, la première de cette dépêche, le Dr. Troll dit :

N’oubliez pas que je parle de l’Es, que, par conséquent, tout n’est pas aussi défini et tranché que les mots semblent l’impliquer […]. Nous imaginons des lignes divisant la surface du globe de manière longitudinale et transversale. Mais pour la surface en tant que telle, cela importe peu[23]23

Freud en accuse réception le 29 juillet 1921 :

J’aime particulièrement vos commencements et les fragments d’une auto-analyse, vous y devenez franchement charmant. Vous pourriez sacrifier certaines petites polissonneries […].
J’aimerais volontiers, vous le savez, quelle est la composition, le commencement et le but final de l’œuvre, que je compte autrement, absolument prendre. Les fragments d’analyses de malades donnent l’envie d’en avoir plus.

Quelques jours plus tard, le 6 août, Groddeck répond :

L’essentiel, dans mon incapacité à me borner, n’est cependant pas que je me lance dans des étendues infinies, mais c’est que je n’aime pas maintenir l’ordre dans le délimité. […] En d’autres termes, je ne vois pas les limites entre les choses, je ne vois que leur confluence. C’est un défaut, mais aussi un grand avantage. Les têtes systématiques, pour leur mise en valeur, ont aussi besoin de gens de mon espèce ; tout comme un peu de poivre n’est pas à mépriser.

Quand Nietzsche apparaît

Il y a eu un événement qui a beaucoup affecté Groddeck. Lors du Congrès de Berlin en septembre 1922, Freud annonce la publication prochaine de son livre Le moi et le ça. C’est ainsi que Groddeck l’a appris… Alors qu’il envoyait à Freud les avancées de son livre sur le Es, Freud ne lui a pas dit qu’il écrivait aussi un livre sur le Es.
Groddeck tombe malade. Il écrit une longue lettre à Freud (23.11.1922)24 à ce sujet. De ce long récit, il ressort qu’après l’annonce de Freud, Groddeck est allé se promener, qu’il s’est senti obligé de prendre position sur cette annonce dans le cadre de sa propre participation au Congrès, ce qu’il n’a pas fait ; sa conférence25 a plutôt été un fiasco. À la fin de sa lettre, il demande à Freud de faire pression sur Rank, qui rédige le Livre du Ça depuis presque un an (ce qui, selon Rank, a été un travail difficile). Et il dit :

La grande affection qui me lie à vous s’enracine dans cette identification [l’imago maternelle]. Je n’ai presque jamais eu avec vous l’impression du père, mais je suis complètement saisi par un sentiment maternel tendre et affectueux quand je pense à vous ou quand je suis avec vous.

La réponse de Freud le jour de Noël 1922 :

Cette élucidation de votre exposé, effectivement non réussi, et votre insertion de ma personne dans la série maternelle — dans laquelle, manifestement, je ne suis pourtant pas à ma place —, montrent clairement comment vous voulez éviter le transfert paternel.
[…] Vous rappelez-vous, au reste, comme j’ai adopté tôt de vous le Es ? C’était longtemps avant que j’eusse fait votre connaissance, dans une des premières lettres que je vous ai adressées. J’y avais inclus un petit dessin, qui devrait paraître prochainement en public, très peu modifié. Je pense que vous avez pris le Es (littérairement, non pas associativement) de Nietzsche. Puis-je aussi le dire ainsi dans mon écrit ?

II

Scheinsubjekt, sujet apparent ou pseudo sujet

Ce n’est pas sans une certaine réserve que Jean Allouch affirme que Lacan considère que Es, dans la phrase proverbiale de Freud, n’est peut-être pas le ça de la seconde topique26. Si l’on accepte cette considération de la part de Lacan, si Es n’est pas cela, alors qu’est-il donc ?

Si l’on considère Es comme une branche de la tradition du es denkt, il faudrait s’arrêter un instant sur une particularité de ce « es ».
Voici l’expression avec laquelle Lichtenberg inaugure cette tradition : « Es denkt, sollte man sagen, wie man sagt : es blitzt. », ce qui se traduit ainsi : « ça pense, ou faudrait-il dire, comme l’on dit : ça fait des éclairs ». Si l’on traduit en espagnol par « ello piensa, habría que decir, como se dice : relampaguea », on ne peut pas dire, comme en allemand, « ello relampaguea ». En espagnol, la place du pronom es demeure vide puisque le prédicat est à la troisième personne.
En plus de cela, « es blitzt » possède une caractéristique intéressante. Il s’agit ici d’un usage particulier du pronom es. La règle énonce que les verbes s’accompagnent toujours d’un sujet, mais les verbes qui décrivent le climat, n’ont pas de sujet agissant. C’est alors que « es » vient s’insérer — « es » blitzt — comme Scheinsubjekt, sujet apparent ou pseudo sujet.
Ce pronom impersonnel lors de sa variante « climatique », est celui que Lichtenberg pose avant denkt. Il opère ainsi un tournant dé-cartésien :

Nous prenons conscience de certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d’autres croient que nous dépendions au moins de nous-mêmes, où se trouve la limite ? Nous connaissons seulement l’existence de nos sensations, de nos représentations et de nos pensées. Es denkt, sollte man sagen, wie man sagt : es blitzt. Affirmer cogito, c’est déjà trop, dès que l’on traduit par Ich denke (je pense). Supposer, postuler le Ich, relève d’un besoin pratique. [K76]27

Pour Nietzsche, qui a souligné ce paragraphe de Lichtenberg dans son exemplaire personnel des Aphorismes28, il s’agit d’une routine grammaticale29.
Dans Au-delà du bien et du mal, paragraphe 17, on lit :

En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu’une pensée vient quand elle veut et non pas quand « je » [ « ich »] veux ; c’est donc falsifier les faits que de dire : le sujet « je » [ « ich »] est la condition du prédicat « pense ». Es denkt, mais que ce « es » soit précisément l’antique et fameux « je » [ « Ich »], ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une « certitude immédiate ». Enfin, c’est déjà trop dire que d’avancer « es denkt » ; déjà ce « es » comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : « Penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc30… ».

Le lecteur remarquera que Lichtenberg tout comme Nietzsche n’écrit pas es avec une majuscule. Conserver le pronom impersonnel climatique avec le verbe penser, remet précisément en question un Ich comme « un sujet agissant ». Mais même ainsi, Nietzsche nous prévient qu’on n’en finit pas de perdre l’effet de la routine grammaticale. Il poursuit sur ce même sujet dans La volonté de puissance, où il reprend le Blitz, l’éclair :

Si je dis « l’éclair étincelle », j’ai placé « étincelle » comme une activité, et l’éclair comme un sujet : c’est-à-dire que j’ai supposé à l’événement un être qui ne fait pas un avec l’événement, mais qui, par contre, il est, fixe ; il est, il ne devient pas [wird].

Ça étincelle ! nous le percevons, ça nous arrive, c’est un événement. Mais nous ne le reconnaissons pas comme tel : nous séparons l’action du sujet. Nous pensons à deux choses : si cela brille, il y a une raison ; ce « ça brille » a un auteur : l’éclair.

Nietzsche :

Il s’agit de la croyance que tout événement est un faire, que tout faire suppose un auteur ; c’est la croyance dans un « sujet ». Ne s’agirait-il pas là d’une grande bêtise que cette croyance dans ce concept de sujet et de prédicat ?

Nietzsche poursuit :

Une question se pose : l’intention est-elle l’origine d’un événement ? Ou est-ce également une illusion ? N’est-elle pas l’événement même31 ?

Lacan, quant à lui, reprend le Es de Freud, ce qui lui permet de mettre en lumière la qualité et le risque du sujet apparent. Dans son séminaire La logique du fantasme, le 11 janvier 1967, Lacan tient le propos suivant :

Le ça, nous en approchons un peu plus, à des énoncés tels que le « ça brille » ou le « ça pleut » ou le « ça bouge ». Mais c’est encore tomber dans une erreur que de croire que ce ça, ce serait ça en tant qu’il s’énonce de soi-même ! C’est encore quelque chose qui ne donne pas assez de son relief à ce dont il s’agit32.

Dans la traduction en espagnol de l’expression « ça bouge » (se mueve), le pronom personnel rend évidente cette perte que Lacan remarque du « ça » par rapport au ça bouge, semblable à celle de Lichtenberg, avec le « es » pour denkt.
Lacan :

Le Ça n’est ni la première ni la seconde personne, ni même la troisième, en tant que, pour suivre la définition qu’en donne Benveniste, la troisième serait celle dont on parle33.

Puisque les portes de ces conjugaisons sont fermées, comment conjuguer Ça/ Es ?

Wo Es war, soll Ich werden

Depuis sa création, Es porte le sceau de l’inconnu. Ainsi dans la lettre à Groddeck où Freud s’approprie le Es :

Les articulations et différenciations que nous observons, n’ont de validité que dans des couches relativement superficielles, non dans la profondeur pour laquelle votre « Es » serait le terme approprié.

Puis seize ans plus tard, lors de la « 31ème Conférence », des Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse :

Vous ne vous attendez pas à ce que j’aie grand-chose de nouveau à vous communiquer sur le Es, hormis le nouveau nom. C’est la partie obscure, inaccessible de notre personnalité34.

Ce sera Maurice Blanchot qui mettra l’accent sur cette part d’inconnu. Il pose une question : « Pourquoi cette exigence de mise en relation avec l’inconnu ? » ; « L’inconnu est verbalement un neutre. » Plus loin : « L’inconnu est toujours pensé au neutre35. »

Es, un nom au neutre qui permet de désigner l’inconnu. Contrairement à la fiction mystico-romantique d’unité à laquelle Groddeck n’arrive pas à renoncer, Freud crée un hybride : le Es en tant que substantif ne perd pas son caractère de pronom climatique :

Ce pronom impersonnel paraît particulièrement propre à exprimer le caractère principal de cette province de l’âme [Seelenprovinz], son étrangeté au Ich36.

Es est le nom d’une province de l’âme, c’est-à-dire d’un lieu qui se distingue par son caractère étranger à un autre lieu : Ich.
Afin de clarifier ces relations, à la fin de la 31ème Conférence, il fait un dessin ― la troisième et dernière version du « modèle topique » ―, qui lui glisse entre les doigts… Et lors de cette échappée se produit la phrase proverbiale.

À peine introduit, Freud estompe son dessin, la démarcation de l’inconnu est insuffisante, quelle que soit la grandeur de la superficie non fermée. Il demande au lecteur de corriger mentalement : « l’espace qu’occupe le Es inconscient devrait être incomparablement plus grand que celui du Ich ou celui du préconscient37 ». Mais en plus, les frontières du dessin ne doivent pas être conservées, le lecteur ne doit pas les voir comme celles que « l’on a tracées artificiellement dans la géographie politique38 »mais plutôt « comme des champs colorés qui se perdent les uns dans les autres, comme le font les peintres modernes39. »

Cette dissolution des frontières amène Freud à affirmer :

On peut également bien se représenter que certaines pratiques mystiques peuvent réussir à renverser les relations normales entre telle ou telle circonscription animique, de sorte que, par exemple, la perception peut appréhender, dans le Ich profond ou dans le Es, des faits qui lui étaient autrement inaccessibles. Pourra-t-on, par cette voie, se saisir des vérités dernières dont on attend tout le salut ? On peut tranquillement en douter. Concédons toutefois que les efforts thérapeutiques de la psychanalyse se sont choisi un point d’attaque similaire40.

L’intention de la psychanalyse, dirait Freud ici, est la transformation du Ich afin qu’il soit plus indépendant du Überich, afin qu’il amplifie son champ de perception et qu’il puisse s’approprier des fragments du Es. Il y a un rapport avec le werden de sa phrase proverbiale à laquelle il parvient par suite des réflexions précédentes : « Wo Es war, soll Ich werden ».
La venue de cette phrase marque précisément la fin de la 31ème Conférence, sans pour autant la laisser là, car elle a besoin de quelque chose de plus. Ce raisonnement amena Freud vers un « point à la ligne » et vers sa dernière phrase. Il fera un détour par la géographie, mais cette fois-ci, il parlera d’un événement géographique qu’il a lui-même a vécu. Sa phrase dit : « C’est là un travail de culture, à peu près comme l’assèchement du Zuidersee41. »
En 1918, commença la construction d’une grande digue dans le but d’isoler une baie dans la Mer du Nord. Après des années de travail ardu, « voici le Zuidersee ! » un lac d’eau douce, provenant d’un affluent du Rhin. L’inauguration du Zuidersee et la publication des Nouvelles conférences… ont lieu la même année, en 1933.
Qu’est-ce qui est mis en jeu ici, dans cette analogie de Wo Es war, soll Ich werden, avec ce qui s’est produit entre l’eau salée et l’eau douce ?

Temps et espace

L’introduction de Es dans le vocabulaire de l’analyse surprend Freud, parce qu’il signifie se dissocier de Kant : Es représente l’exception de l’énoncé fondamental, « l’espace et le temps sont des formes nécessaires à nos états psychiques. » Il n’y a rien dans le Es qui corresponde à la représentation du temps, et le plus étrange est que le cours du temps n’altère pas le processus psychique ; il n’altère pas le refoulé.
Dans la phrase de Freud ― qui, selon les dires de Jean Allouch, devint célèbre grâce à Lacan ―, la question du temps était en jeu de façon particulière. Lacan va prévenir, en 1956, que le temps passé de war « est une dimension essentielle du Es ». C’est une temporalité alliée à la Nachträglichkeit du symptôme42.
La question de l’espace se complique. Freud soutient qu’il n’y a pas de représentation du temps dans le Es. Ce « dans », à quoi se réfère-t ’il ? La spatialité qui commence à se nommer « provinces psychiques » est ensuite figurée par le Zuidersee. Es, et également Ich, ne sont pas considérés comme des êtres, mais plutôt comme des lieux qui possèdent un wo, un .
Formuler la spatialité, ce « dans » de Es, sera un tourment de Freud jusqu’à la fin de sa vie, comme le révèlent les deux dernières notes de ses écrits posthumes, datant de 1938 :

22 août. Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation. Au lieu des conditions a priori de l’appareil psychique selon Kant. La psyché est étendue, n’en sait rien43.

Elle ne sait rien à quel sujet ? Des conditions a priori, mais encore, de l’appareil psychique ? La dernière note ne cesse de nous surprendre :

22 août. Mystique, l’obscure autoperception du royaume extérieur au Ich, au Es.

Quelques traits de lieu

« Donde Ello era, debo Yo devenir », la traduction classique en espagnol de J.L. Etcheverry permet de reconnaître quelques traits de lieu dans la phrase freudienne, justement de par leur absence. Si l’espagnol peut compter sur la différenciation de ses deux verbes être, ser et estar44, pourquoi Etcheverry a-t-il traduit war par « era » (était du verbe ser) et non par « estaba » (était du verbe estar) ? Peut-être la traduction évoque-t’elle justement la difficulté de concevoir un lieu qui ne se pense qu’au neutre ?
Difficulté dont témoigne Freud qui a estompé son dessin dans ce glissement vers une descente parmi les champs colorés qui se perdent les uns dans les autres pour finalement parvenir à une phrase dont le point d’attaque est semblable à certaines pratiques mystiques… Freud nous montre ainsi que l’on ne peut définir un lieu neutre, même si on le désigne en tant que Es.
Dans ce qui suit : soll Ich werden, il y a également une référence à l’espace. Le werden de Ich suppose une transformation. Etcheverry traduit werden par devenir, qui signifie « parvenir à être ». Cela correspond à sa traduction de war par era. Il s’agit là du verbe ser.
« Advenir » correspond davantage ; il signifie « venir, ou arriver ». Il est plus proche de werden, qui vient de wenden : « faire le tour de », « rouler ». Par la suite, l’usage de werden sera aussi « quelque chose a lieu45 ». Un mouvement est en jeu, un « faire le tour de ». Lacan disait déjà : « ça bouge. »
Traduire soll Ich par « Je dois » porte également la trace du verbe ser, sans laisser de place à Ich en termes de lieu. Car le « Je dois » est un ordre, un commandement qui situe le Je ― au début, le lecteur de la phrase ― en tant qu’agent de réalisation de ce werden. Si telle avait été la prétention de Freud, peut-être aurait-il écrit muß, terme dans lequel l’obligation ou la nécessité est inévitable.
À ses origines, soll n’était pas un verbe, mais un terme utilisé en comptabilité par les commerçants ― utilisé du XVIIIe siècle à nos jours― : Soll und Haben, debet dare – debet habere, débit – crédit.
Quant au mode de soll, il s’agit plutôt là d’un infinitif. Le dictionnaire dit : « qui comprend les formes non personnelles du verbe ». Rappelons-nous de l’usage qu’en faisait Lichtenberg : sollte man sagen, que nous avons traduit par « Il faudrait dire ». Qui ? « La voix narrative est neutre », affirme Blanchot.

Conjecture

[…] Wo Es war, soll Ich werden.
Il s’agit d’un travail de culture, peut-être comme l’assèchement du Zuidersee.

Zuider signifie « du sud » . See possède une particularité, qui acquiert dans ce cas précis, tout son relief. Un seul détail permet de vérifier l’effet du « travail de culture » : il suffit de modifier un article pour que tout change : de die See, la mer, à der See, le lac.
À Es correspond l’article das, article neutre, qui n’existe pas en espagnol ni en français. La langue de Freud lui donne la possibilité d’admettre directement un substantif neutre avec un article neutre.
Wo Es war, l’eau de mer déplacée qui se perd à jamais. Cette vidange révèle un lieu qui a acquis une tournure neutre ; ouvrir l’écluse afin que s’écoule l’eau du Rhin ne remplace pas l’eau perdue à jamais. Die See n’est pas non plus l’opposé de der See, tout comme l’eau salée n’est pas le contraire de l’eau douce. Ce n’est pas un sujet binaire, mais autre chose. Une articulation particulière. Il se manifeste ici une altération, une altérité.
Freud articule sa phrase avec cet événement « géographique ». Si lorsque nous accueillons une séquence qui semble suggérée par Freud : die See, der See, das Es ; Es, qui porte le neutre en tant que nom, pourrait-il être considéré comme un antécédent d’ « une nouvelle conception de ce qu’on appelle lieu46 ? »

Inversion, invention ?

« Supposer, postuler le Ich, est une nécessité pratique » affirmait Lichtenberg ; c’est le es denkt, ça pense, l’usage du neutre, qui lui permet de déloger le Ich et le mettre ainsi en évidence, en sa qualité de nécessité pratique.
Dans la phrase de Freud, il est difficile de ne pas tomber dans la « croyance du «“sujet “ ». Nietzsche disait : « Il s’agit de la croyance que tout événement est un faire, que tout faire suppose un auteur ; c’est la croyance dans un “sujet“ ». Ich, précisément par sa présence dans la phrase de Freud, et malgré son caractère de lieu par rapport à Es, n’en finit pas d’exercer en tant qu’agent d’un soll werden. Il suffit de consulter les traductions.
Dernièrement, afin de s’extraire des ennuis dans lesquels cette phrase freudienne nous a plongés, Jean Allouch ne traduit pas, mais inverse, wenden, faire le tour de. Une séquence de trois articles (septembre 2021, novembre 2021, février 2022) renverse alors la donne.
Dans le troisième, après avoir révisé et commenté quelques traductions de Lacan de la phrase freudienne, il dit :

Moins habité par son souci politique de coller à Freud tout en critiquant l’IPA, Lacan aurait peut-être pu opérer un renversement de cette phrase rendue par lui célèbre, un renversement qui aurait été plus conforme à sa conception de l’Autre comme un lieu (le dit « lieu de l’Autre47 » ) […]

Dans ce même texte, l’inversion d’Allouch propose alors :

Là où était le sujet de l’inconscient, là même ça aura eu lieu.

Dans la version d’Allouch, Ich a été délogé, et à cette place, se trouve le sujet de l’inconscient qui, de plus, se trouve à la place qu’il aura eue dans la phrase de Freud. Wo Es war / « Là où était le sujet de l’inconscient » …
Allouch le présente ainsi dans son deuxième article :

Ce n’est pas le lieu que le sujet doit délaisser, mais celui qui, en quelque sorte, l’attend. J’écrirai donc renversant la donne : « Là où était le sujet, là-même, ça aura eu lieu48».

Apparaissent alors d’autres dénominations : « sujet érotique », « sujet ». Mais « sujet de l’inconscient » porte dans « inconscient » le sceau de l’inconnu, attaché au neutre blanchotien qu’Allouch introduit afin d’aborder ces questions-là. « L’inconnu est toujours pensé au neutre », disait Blanchot.
Dans son premier texte —qui se présente comme l’esquisse d’un script, Allouch note :

Le neutre vient résoudre des questions aujourd’hui (mal) posées. Et surtout il est ce sur quoi se règle l’érotique qui n’a que peu à faire des identités (l’ego des anglophones, le « me » de Jacques Lacan)49Jean Allouch, “Pochade. Wo Es war soll Ich verden”, op. cit./ref].

Mais aussi le Ich de Freud. Avec ce délogement, soll werden disparaît ; ce werden, une forme impersonnelle du verbe qui acquiert en Ich un agent, et qui avec soll — malgré le fait qu’il ne soit pas un muß, un « il doit » — se lit très facilement comme un commandement. Dans l’inversion d’Allouch, ça, ou Es, est à la place qu’aura eu Ich : soll Ich werden / « là même ça aura eu lieu ».
La qualité spatiale de Es qui inquiète Freud trouve une résolution possible dans l’usage du neutre que fait Allouch : « Le neutre blanchotien, l’aura eu lieu provient en ligne droite d’un vers de Mallarmé : “Rien d’autre n’aura eu lieu que le lieu” ».
Le « travail de culture » impliqué dans l’inversion/invention, trouve-t’il un écho dans cet aphorisme de Lichtenberg, doublement souligné par Nietzsche ?

Nous savons avec bien plus de clarté que notre volonté est libre, que Tout ce qui se passe devrait avoir une cause. Ne pourrions-nous pas inverser l’argument et affirmer que nos concepts de cause à effet doivent être absolument incorrects, parce-que notre volonté ne pourrait être libre s’ils étaient corrects ? [J 790].

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