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Cartographie du neutre

Víctor Arratia – César Casiano – Jaime Ruíz Noé – Adriana Villatoro – Virgi…

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Cartographie du neutre

Víctor Arratia
César Casiano
Jaime Ruíz Noé
Adriana Villatoro
Virginia Vogliotti

« Le neutre : qu’entendre par ce mot ? » –
« Il n’y a alors peut-être rien à entendre. »
Maurice Blanchot1

Il faut commencer par un constat. Ces derniers temps, certains membres de l’École lacanienne de psychanalyse ont manifesté un intérêt particulier pour le neutre. On peut le constater grâce aux dernières interventions et publications de Jean Allouch ; le séminaire « itinérant » de Gloria Leff ; la nouvelle revue neutre et l’organisation d’un colloque en juin 2023 ; un certain nombre d’articles qui traitent plus ou moins de cette question, écrits par George-Henri Melenotte, Pola Mejía Reiss, Ginnette Barrantes, Lucía Rangel Hinojosa, Rafael Perez, Charles-Henry Pradelles de Latour et Rodolfo Marcos-Turnbull ; et aussi la formation de groupes de travail qui ont commencé à se pencher sur cette affaire.

Il n’est pas faux de dire que certains de ces travaux sont encore dans un stade exploratoire, avançant à travers des textes qui abordent ou permettent d’entendre quelque chose du neutre. D’où les questions suivantes : est-ce que le neutre vient dire quelque chose de nouveau à l’analyse ? Ou est-ce que le neutre a toujours été présent dans le champ freudien, mais qu’il commence maintenant à se faire entendre d’une autre manière ? S’agirait-il plutôt de faire une reconnaissance du neutre, ce qui ne manquerait pas d’avoir des répercussions dans l’exercice de l’analyse ? Et, en tout cas, à quoi répond cette situation ? Pourquoi le neutre ? La proposition de dresser une cartographie du neutre se présente comme un effort pour répondre à certaines de ces questions.

Comme on le sait, la notion de cartographie renvoie à une science de l’étude et l’élaboration de cartes géographiques. Cependant, ici, elle est reprise avec une autre signification : comme établissement d’une série de coordonnées textuelles permettant l’exploration, en l’occurrence du neutre. Il s’agit d’une enquête qui reste ouverte et susceptible de modifications ; qui ne vise pas à la linéarité ou à un ordre chronologique strict, et dont l’objectif principal est la pose de quelques jalons. Chacun est libre de s’orienter – ou de se laisser désorienter – par cette cartographie. Peut-être que sa lecture provoquera une résonance qui permettra à chacun d’explorer cette question d’une autre manière ou de se diriger vers d’autres voies.

Le neutre ? C’est quoi le neutre ?

Après ce détour introductif, ne conviendrait-il pas de commencer par répondre à ce qu’est le neutre ? Fait-il référence à un genre grammatical présent dans certaines langues ? Concerne-t-il l’article neutre en espagnol ou un pronom indéterminé du français ? Est-ce quelque chose d’impersonnel ou d’indéterminé ? S’agit-il de l’inanimé, dont l’étymologie renvoie à ce qui manque d’âme ? Ou est-ce un troisième genre situé en dehors de la différence binaire des sexes ? Ne dit-on pas même que « neutre » se réfère à un rôle qui exclut la pénétration dans certaines pratiques sexuelles entre hommes homosexuels ?

Il faudrait répondre que le neutre c’est tout ça… et toujours autre chose. Mais il suffit de se rendre compte de cette diversité pour se demander : comment dresser une cartographie alors qu’il semble que des choses aussi hétérogènes se rencontrent sous ce signifiant ? Le risque d’aller chercher dans les textes chacune des occasions où le mot apparaît est que l’’on puisse perdre de vue tous ces autres passages qui, sans l’expliciter, parlent de quelque chose du neutre. Est-il possible de le définir et ensuite de partir à sa recherche ? Dès lors surgit une des premières difficultés : le neutre ne se laisse pas appréhender si facilement et ne peut se dire franchement.

Selon le dictionnaire, le neutre peut être défini comme « dépourvu de traits distinctifs ou expressifs », et l’adjectif apparaît dans de nombreux domaines. Une couleur neutre est une couleur qui manque de luminosité ou de dynamisme ; en mathématiques, on parle d’un élément neutre (celui qui ne modifie pas le reste des nombres lors d’une opération) ; en chimie, d’un milieu neutre (substance qui n’est ni acide ni alcaline) ; en physique, d’une particule neutre (un atome dont le nombre d’électrons est le même que le nombre de protons) ; en politique, celui qui reste indifférent ou à distance face à un conflit est qualifié de neutre ; tandis qu’en biologie, un individu neutre est un individu asexuel. En psychanalyse, Freud a utilisé à quelques reprises l’adjectif « neutre2 » et le verbe « neutralisieren » (neutraliser3).

Cependant, même si le neutre évoqué ici peut inclure certaines des significations mentionnées, il faut reconnaître qu’il est apparu d’une manière différente dans le domaine de la critique littéraire au cours de la première moitié du xxe siècle. Et tout semble indiquer que c’est dans le travail de Maurice Blanchot que ses premières coordonnées ont été tracées, car c’est là que la substantivation de l’adjectif « neutre » a émergé pour faire place au nom « le neutre »4.

Dans la première version de Thomas l’obscur (écrit en 1932, mais publié en 1940), Blanchot utilise pour la première fois cet adjectif : « Jamais les rayons de la vie n’avaient pénétré corps plus neutre et moins attaquable. Thomas marchait à côté des morts qu’il voyait avec l’impassibilité d’un convoyeur par temps d’épidémie […]5 ». Cependant, dans ses essais sur la critique littéraire le neutre acquiert une force inhabituelle. Blanchot parle de « neutre », de « neutralité » et de « neutralisation » pour désigner l’absence, le temps, l’impersonnel, le manque de visage ou d’identité, quelque chose qui n’est pas de l’ordre du « je », du silence et de la mort. Lorsqu’il s’agit de l’exercice d’écriture, il dit :

Écrire, c’est se livrer à la fascination de l’absence de temps. Nous approchons sans doute ici de l’essence de la solitude. L’absence de temps n’est pas un mode purement négatif, […] c’est au contraire un temps sans négation, sans décision, quand ici est aussi bien nulle part, que chaque chose se retire en son image et que le « Je » que nous sommes se reconnaît en s’abîmant dans la neutralité d’un « Il » sans figure6.

Au cours des années 1940, les noms de Kafka, Sade, Mallarmé, Dostoïevski et Rilke – pour n’en citer que quelques-uns – seront invoqués à de nombreuses reprises dans les pages de Blanchot pour désigner quelque chose qui touche au neutre par rapport à l’exercice de l’écriture, ainsi que dans le domaine de la littérature.

Justement, la première fois que Blanchot a utilisé « le neutre » était pour faire référence à la littérature, surtout lorsqu’elle abandonne le récit à la première personne. Dans son texte « L’Étrange et l’Étranger », publié dans la Nouvelle revue française, paru en octobre 1958 et jamais repris en volume, Blanchot déclare : « Le temps de l’étranger, c’est le règne du neutre. Nous voyons par-là pourquoi le roman ne peut plus se plaire à des gens qui disent “Je” (sic), à des intrigues qui se racontent. C’est que le roman appartient à l’étranger7. »

Vers 1969, avec L’Entretien infini, le neutre devient presque omniprésent dans l’écriture de Blanchot : un décompte utilisant les ressources numériques montre que, dans ce livre, le mot « neutre » apparaît plus de 165 fois. Il est impossible de présenter ici chacune des occasions où le neutre se manifeste dans l’œuvre de Blanchot. On peut souligner, cependant, que l’on ne trouvera pas de définition du neutre. C’est une autre des caractéristiques du neutre : il lui manque une définition, car il ne peut être appréhendé par un moyen conceptuel.

En revanche, ce que propose Blanchot est un possible premier point d’émergence de ce qu’il appelle la « pensée du neutre », dont le premier représentant aurait été Héraclite, surnommé par ses contemporains « l’obscur » :

L’inconnu est toujours pensé au neutre. La pensée du neutre est une menace et un scandale pour la pensée. […] L’un des premiers traits de l’un des premiers langages de la pensée occidentale, celui d’Héraclite, est de parler au neutre singulier. « L’un-la-chose-sage », « le non-à-espérer », « le non-à-trouver », « le non-à-aborder », « le commun ». […] Ces mots d’Héraclite […] ne sont pas des concepts, au sens de la logique aristotélicienne ou au sens de la logique hégélienne, ni des idées au sens platonicien, ni en aucun sens pour tout dire. Par cette nomination neutre que la traduction française n’a pas le pouvoir d’accueillir directement, quelque chose nous est donné à dire pour lequel notre manière d’abstraire et de généraliser est inhabile à promouvoir des signes8.

Le neutre est loin d’une veine philosophique qui a voulu faire du concept univoque sa ressource pour appréhender les choses du monde. Il ne faut pas oublier que le mot « concept » dérive du grec capere, qui signifie « capturer » ou « saisir ». Le neutre ne peut pas être capté de cette manière, il peut seulement être ressenti, entendu, perçu. C’est pourquoi certains préfèrent dire qu’il s’agit plutôt d’un percept, au sens de Gilles Deleuze : un ensemble hétérogène de perceptions et de sensations qui survivent à ceux qui les éprouvent. En fait, plus on essaie de l’apprivoiser, plus il finit par se faufiler. Sa place n’est que dehors. Blanchot dit :

Il m’est arrivé de l’écrire, non sans un grand excès de simplification : toute l’histoire de la philosophie pourrait être considérée comme un effort pour domestiquer le neutre ou pour le récuser – ainsi est-il constamment refoulé de nos langages et de nos vérités. Comment penser le neutre ? Est-ce qu’il y a un temps, temps historique, temps sans histoire, où parler, c’est l’exigence de parler au neutre9 ?

Dans cette dernière citation, le lecteur reconnaîtra l’usage du mot refoulement. Et en bon lecteur de Freud qu’il fut, il est difficile de croire que Blanchot ait utilisé naïvement ce terme. Il ne faut donc pas s’étonner que Blanchot lui-même ait trouvé des impressions de neutre dans l’œuvre de Freud10. Le neutre fait référence à l’inconnu, au non-savoir, à l’indéterminé, à l’infini et à l’incessant, aspects qui évoquent aussi l’inconscient freudien. Ce n’est donc pas gratuit si le neutre est difficile à comprendre. C’est précisément qu’il résiste à être capté par la pensée, comme c’est aussi le cas de l’inconscient.

Les lecteurs de Roland Barthes pourraient se demander : si Blanchot n’a parlé du neutre comme nom qu’en 1958, Barthes ne devrait-il pas être reconnu comme le premier à avoir utilisé ce terme ? Si tel n’est pas le cas, c’est parce que Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture de 1953 n’utilise jamais le nom « le neutre », mais plutôt l’adjectif « neutre ». En revanche, Barthes a mis l’accent sur l’expression « le degré zéro », comprise comme une variation linguistique du neutre : « on sait que certains linguistes établissent entre les deux termes d’une polarité (singulier-pluriel, prétérit-présent), l’existence d’un troisième terme, terme neutre ou terme-zéro11».

Ici, Barthes fait référence à l’œuvre de Viggo Brøndal, Essais de linguistique générale de 194812. Brøndal propose un terme amorphe, neutre ou de degré zéro défini par la non-application de l’opposition entre une relation donnée entre « positif » et « négatif ». Ainsi, selon Barthes, le terme neutre se place comme un troisième terme entre deux autres : face à un dilemme de type A ou B, le neutre désignerait un « ni… ni… », c’est-à-dire : ni A ni B. Ce caractère linguistique trouve son origine dans l’étymologie latine du mot neuter : « ni l’un ni l’autre ».

Par ailleurs, Barthes fait référence au domaine littéraire : L’Étranger d’Albert Camus sera donné comme exemple d’écriture neutre, également qualifiée de blanche, dans laquelle se révélerait une « absence idéale du style ». Il va jusqu’à souligner que l’écriture journalistique serait plus proche de cette écriture neutre, puisqu’elle se limite à la pure description des choses. Il s’agirait donc d’une écriture indicative, qui évite les formes pathétiques ou émotionnelles, et qui s’abstient de participer aux jugements. Pas une écriture impassible, mais plutôt innocente13.

Si tout au long de l’œuvre de Barthes, « neutre » et « le neutre » apparaissent avec une fréquence notable, le moment le plus important de leur développement se situe certainement entre 1977 et 1978, avec le cours Le Neutre au Collège de France, dont le contenu n’a été connu qu’en 2002, année de publication des notes de cours. Dans la première séance, Barthes désigne comme le Neutre : « ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. […] Le paradigme, c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens14. » Le Neutre défait, annule ou contredit les paradigmes binaires à travers un troisième terme ; en se plaçant en dehors du conflit binaire qui produit le sens, il le met entre parenthèses.

Le Neutre que propose Barthes va à l’encontre de la doxa ou de l’opinion du sens commun, puisqu’il ne renvoie pas à une neutralité qui désignerait une sorte d’indifférence. Barthes le dit ainsi : « Le Neutre – mon Neutre – peut renvoyer à des états intenses, forts, inouïs. “Déjouer le paradigme” est une activité ardente, brûlante15. » Quoi qu’il en soit, le Neutre ferait référence à une neutralité active très paradoxale. Actif non pas dans le sens de virilité, mais d’une certaine vitalité qui – en référence à Pasolini – pourrait être qualifiée de désespérée16.

Barthes souligne aussi que, concernant le Neutre, dire « ce qu’il est » serait un « dogmatisme définitionnel », il s’intéresse plutôt à ce vers quoi il tend. Il ne cherche pas à définir un concept, mais plutôt à nommer une chose et à rassembler une série d’éclairs ou de figures hétérogènes où il y a du neutre : trente figures qui n’ont pas été déployées dans leur intégralité, exposées par hasard et parmi lesquelles se trouvent le silence, le principe de délicatesse, le sommeil, la retraite, le kairos grec, le wou-wei, l’androgyne, entre autres.

Il convient de noter que Barthes utilise un « N » majuscule pour le mot « Neutre », dont il ne donne aucune explication dans son cours et qui ne s’explique pas à partir du développement de son œuvre, puisque à des occasions antérieures on n’utilisait pas ce « N » majuscule pour parler du neutre17.

Le neutre comme effet de langage

On a dit qu’il y a une « pensée du neutre ». C’est une formule utilisée par Blanchot. Mais plutôt que d’être une question de pensée, il faut dire que le neutre se manifeste comme un effet du langage. On se réfère non seulement au neutre comme genre grammatical, mais aussi comme ressource qui ouvre un autre espace de possibilités (ou d’impossibilités) pour la langue.

Blanchot affirme : « l’exigence du neutre tend à suspendre la structure attributive du langage, ce rapport à l’être, implicite ou explicite, qui est, dans nos langues, immédiatement posé, dès que quelque chose est dit18. » Nommer quelque chose, c’est le déterminer, le limiter à une certaine identité ; le neutre, en revanche, tend à suspendre cette même attribution d’ordre ontologique. Il met entre parenthèses la délimitation des choses, permettant ainsi à celles-ci d’habiter leur propre indétermination.

Par ailleurs, Barthes souligne qu’à l’origine, le genre grammatical neutre désignait l’inanimé par opposition à l’animé ; c’est-à-dire qu’il désignait la chose, ce qui était dépourvu d’âme, par opposition à l’être vivant, qui pouvait être à la fois mâle et femelle19. Cependant, au fil du temps, une véritable « débâcle du Neutre20 » s’est produite, suite à laquelle le genre neutre a été absorbé par le genre masculin, situation qui a conduit Barthes à dénoncer le caractère sexiste du langage. Malgré cela, certaines langues ont conservé le genre neutre, telles que le grec, le latin, le slave et le germanique ; tandis que dans d’autres il a disparu, comme dans le portugais, l’italien et le français. Le hongrois, souligne Barthes, est une langue sans genres.

Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres langues originaires de l’indo-européen, où l’on peut également inclure l’espagnol (bien que Barthes ne le mentionne pas), l’allemand conserve toujours un article et des noms neutres. Il utilise l’article der pour les noms masculins, die pour les noms féminins et das pour les noms neutres. On se souvient qu’il existe de nombreuses expressions freudiennes qui s’articulent au neutre : das Ding (la Chose), das Unheimlich (l’inquiétante étrangeté), das Unbewusste (l’inconscient), das Unerkannte (l’inconnu), das Kind (qui peut désigner aussi bien le garçon que la fille) et, bien sûr, das Es (le Ça).

En espagnol, il existe un article défini neutre : lo, qui est utilisé pour traduire certaines de ces expressions freudiennes. Cependant, on impose à ces noms un caractère de qualité et ils perdent leur statut de chose, ce qui oblige à traduire dans chaque cas en fonction du contexte de la phrase pour définir ce à quoi elle fait référence. Par exemple, il ne serait pas possible de traduire à chaque fois das Unbewusste par « lo inconsciente » (qualité), car il renverrait plus précisément à « el inconsciente » (nom).

En français, ces termes freudiens ne peuvent être traduits qu’en choisissant entre le binarisme des articles féminin et masculin. On dit qu’il ne reste que des vestiges du genre neutre en français. En fait, en français on ne peut parler que de « le neutre » (masculin), alors qu’en espagnol on peut le traduire par « lo neutro » (neutre). Est-ce qu’en français le genre masculin fait le neutre ? On peut en douter. Curieusement, les traducteurs en espagnol n’ont pas toujours opté pour cette voie et ont fini par « masculiniser » le neutre comme « el neutro » au lieu de choisir « lo neutro ».

Le fait que certaines langues modernes n’aient pas de genre neutre ne signifie pas qu’elles ne puissent pas parler au neutre. Si on revient à la définition proposée par Barthes, on entend quelque chose de la dimension du neutre dans certaines figures rhétoriques qui rompent avec les oppositions binaires du paradigme. Par exemple, l’oxymore : un silence bruyant, une docte ignorance, un clair-obscur… ils ne sont ni l’un ni l’autre ou, en tout cas, ils sont d’un degré complexe : l’un et l’autre à la fois.

D’un autre côté, des efforts sont également déployés pour introduire une approche neutre en matière de genre grâce au langage inclusif. En 2021, Le Robert a inclus dans la version en ligne de son dictionnaire le pronom personnel iel, contraction des pronoms il et elle, pour désigner une personne quel que soit son genre21. Il s’agit d’une troisième voie : un genre neutre qui rompt avec le binarisme du langage. Les débats ont été immédiats, comme cela s’est également produit avec des tentatives similaires en espagnol.

Mais il y a une autre ressource pour parler au neutre : la troisième personne. À plusieurs reprises, Blanchot a souligné les implications que le passage du « je » au « il » avait pour l’exercice de l’écriture dans la littérature moderne, c’est-à-dire le déplacement qui fait que le « je » est dépouillé de son autoréférentialité dans le récit22. Par exemple, à propos de Kafka :

La narration que régit le neutre se tient sous la garde du « il », troisième personne qui n’est pas une troisième personne, ni non plus le simple couvert de l’impersonnalité. Le « il » de la narration où parle le neutre ne se contente pas de prendre la place qu’occupe en général le sujet, que celui-ci soit un « je » déclaré ou implicite ou qu’il soit l’événement tel qu’il a lieu dans sa signification impersonnelle. Le « il » narratif destitue tout sujet, de même qu’il désapproprie toute action transitive ou toute possibilité objective23.

De la distance entre le « je » qui écrit et le « il » du récit, le neutre s’éloigne de toute unification : il ne tend pas vers l’unique, il lui manque un centre, il n’a pas de point d’origine. Par le neutre, la rencontre avec ce qui confine à l’impossible à dire, à raconter ou à retenir prépare le langage à une mutation. La psychanalyse, en tant qu’expérience de dire et de remémoration, n’est pas non plus loin de ces considérations.

Du neutre… quel sujet ?

La présence du neutre dans une langue n’est pas une mince affaire, comme on peut le constater dans le cas de l’allemand. Pola Mejía Reiss en a tiré d’importantes conséquences24. Elle fait référence à Lichtenberg, qui aurait inauguré une tradition qui n’est pas celle du sujet cartésien. En allemand, Lichtenberg suggère que, tout comme on dit es blitzt (ça fait des éclairs), il faudrait dire es denkt (ça pense). Il s’agirait plutôt d’une tierce personne ou de quelque chose d’impersonnel ; « ça pense » indique que ce n’est pas le « Je » qui est derrière une pensée. Cette tradition parvint à Friedrich Nietzsche : « Es denkt, mais que ce “es” soit précisément l’antique et fameux “je” [“Ich”], ce n’est à tout le moins qu’une supposition, une allégation, ce n’est surtout pas une “certitude immédiate”25 ».

L’invention du Ça par Georg Groddeck reposait sur la reconnaissance non seulement d’une pensée, mais aussi d’une action, d’un événement sans agent26. Comme le disait Jacques Lacan, l’introduction du Ça dans la deuxième topique freudienne visait à décentrer le Moi à une époque où la psychologie cherchait à réabsorber la découverte de l’inconscient par Freud27. Un décentrement qui opère un véritable tournant décartésien. Lacan lui-même a eu recours au « ça parle » pour rendre compte de quelque chose qui ne vient pas du moi ou de la conscience.

Cette question est à son tour liée à une affaire cardinale pour la littérature du xxe siècle : qui est l’auteur d’un écrit ou d’une parole ? « Qu’importe qui parle ? » Cette question se retrouve dans l’un des textes de Samuel Beckett. Une question qui n’occupe pas une place privilégiée et ne se distingue pas non plus par une sorte de répétition28.Cette proposition ne serait sûrement pas rappelée de la même manière si elle n’ouvrait pas la conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » de Michel Foucault, prononcée en 1969 :

« Qu’importe qui parle ? » En cette indifférence, s’affirme le principe éthique, le plus fondamental peut-être, de l’écriture contemporaine. L’effacement de l’auteur est devenu, pour la critique, un thème désormais quotidien. Mais l’essentiel n’est pas de constater une fois de plus sa disparition ; il faut repérer, comme lieu vide – à la fois indifférent et contraignant —, les emplacements où s’exerce sa fonction29.

La réflexion de Foucault tend vers le neutre, en mettant entre parenthèses la notion de l’auteur comme agent du texte, qui – par une psychologie grossière – serait responsable, sinon coupable, de chaque parole. L’importance de la réflexion foucaldienne pour la seconde moitié du xxe siècle ne fait aucun doute. Barthes est allé plus loin en parlant d’une « mort de l’auteur30 ». Mais il convient également de souligner ici l’empreinte de Blanchot. Dans un essai littéraire écrit en 1953, consacré à L’Innommable de Beckett, Blanchot déjà soulignait :

Qui parle donc ici ? Est-ce « l’auteur » ? Mais que peut désigner ce nom, si de toutes manières celui qui écrit n’est déjà plus Beckett, mais l’exigence qui l’a entraîné hors de soi, l’a dépossédé et dessaisi, l’a livré au-dehors, faisant de lui un être sans nom, l’innommable, un être sans être qui ne peut ni vivre ni mourir, ni cesser ni commencer, le lieu vide où parle le désœuvrement d’une parole vide et que recouvre tant bien que mal un Je poreux et agonisant31.

Ce fragment est un bon exemple qu’il n’est pas nécessaire de dire « neutre » pour évoquer toute la puissance du neutre. Les réflexions de Foucault sur le langage du dehors, la parole folle, le rapport du langage au langage et le rôle de la littérature contemporaine, doivent beaucoup aux réflexions de Blanchot et s’inscrivent dans la lignée des travaux de Barthes sur la nouvelle critique littéraire. Les considérations théoriques et littéraires d’Alain Robbe-Grillet32, à propos de ce qu’on appelle le « nouveau roman », méritent également d’être évoquées pour la manière dont elles ont configuré ce nouvel espace littéraire.

Comme Jean Allouch l’a souligné : « le littéraire offre une voie d’abord privilégiée du Neutre33 ». En effet, la littérature moderne et, surtout, la critique littéraire sont les principaux lieux d’émergence du neutre. Un événement qui fut ensuite sanctionné par la philosophie française du xxe siècle : Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean-Luc Nancy, entre autres.

Mais il faut revenir au « qu’importe qui parle ? ». Jean Allouch a souvent cité cette parole de Beckett et a presque toujours évoqué la conférence de Foucault34. Par exemple, la réponse à une intervention de quelqu’un du public de son séminaire, y compris dans la première édition de El psicoanálisis, una erotología de pasaje – omis dans l’édition française et dans la plus récente en espagnol – révélait un Je neutre dans une analyse qui pourrait être qualifiée de textuelle ou, mieux encore, une analyse à la lettre :

Quand je présente une analyse comme celle d’aujourd’hui, peu importe qui a pu la faire, il suffisait d’ouvrir le livre, au niveau d’un écolier de 8 ans, je n’ai été intelligent en aucune façon, je n’ai pas lu entre les lignes, j’ai suivi les lignes. Et suivre les lignes, c’est apprendre à écrire. Cela suppose une désubjectivation, un je neutre. Ce que je dis vous intéresse, mais ce n’est pas moi qui parle, c’est ce qui est susceptible de retenir votre intérêt. C’est la modernité, qui n’est pas romantique ; c’est le mot de Beckett : « Qu’importe qui parle ! » Foucault dit que c’est le principe par excellence de l’éthique moderne35.

On sait que le mot « éthique » n’a pas une bonne réputation36, mais Foucault ne désigne pas avec lui le domaine de la moralité. Il le précise : « elle est plutôt une sorte de règle immanente, sans cesse reprise, jamais tout à fait appliquée, un principe qui ne marque pas l’écriture comme résultat mais la domine comme pratique37. » L’écriture, tout comme l’analyse, est un écrit/dire qui ne relève pas d’un sujet pensant, conscient, propriétaire de ses paroles. Il s’agit du neutre, mais non pas comme un état auquel on arrive pour se voir transformé, mais comme un lieu vers lequel on va. L’ascétisme constant d’un sujet qui se tourne vers le neutre.

En même temps, Allouch identifie le « qu’importe qui parle ? » de Beckett avec une « pointe de subjectivation », qui paradoxalement est une désubjectivation ; c’est-à-dire une destitution subjective38. Ce point (qu’il appelle aussi le « point du neutre39 ») est atteint dans le passage à l’acte – comme le démontre l’affaire des sœurs Papin – dans lequel peu importe qui est l’agent de l’acte. Mais Allouch souligne aussi que le « qu’importe qui parle ? » de Beckett est inhérent au dire, mis en jeu dans le recours au « on dit » par Marguerite Duras40. Dans « La discursivité », chapitre huit de Lettre pour lettre, Allouch dit :

Cet horsdire, dans certains textes littéraires, se trouve, me semble-t-il, comme montré du doigt. Telle serait par exemple la portée de l’on dit chez Duras. Dans les plus saisissants de ces textes, on ne sait plus, un temps, localiser qui parle […] Cette brève faillite du jugement d’attribution [il faut ici rappeler que le neutre tend à suspendre la structure attributive du langage] désigne alors d’autant mieux l’horsdire, son ordurière effectivité, que se fait discrète cette désignation, aussi discrète qu’un instant d’évanouissement. De même le « Qu’importe qui parle » ? beckettien, mis par Foucault en ouverture de sa conférence de 1969 ; il évoque et opère à sa façon une mise en suspens du dire41.

Dans le roman Le Vice-Consul, écrit en 1965, ainsi que dans sa réécriture dix ans plus tard pour la version cinématographique sous le titre India Song, Marguerite Duras utilise le « on dit » pour faire parler des voix qui décrivent ce qui se passe concernant le Vice-Consul à Lahore. Qui sont-elles ? À qui appartiennent ces voix qui racontent ce qu’il s’est passé ? Il n’est pas possible de le définir… mais cela n’est pas important. Ce qui compte est que ce dire porte une vérité.

De ce « on dit » Allouch a extrait plusieurs considérations sur la passe dans son article de 1978 « La passe ratée du Vice-Consul42 ». Principalement, il observe un fait de structure : ce n’est pas le passant qui offre un témoignage à partir du niveau de la première personne. Le dispositif de la passe s’articule à partir du témoignage indirect des passeurs, dans lequel le passant accepte que l’on parle de lui, justement à la troisième personne. Allouch dit sur le passant : « il accepte de n’être rien d’autre que ce lui dont on parle43 ». Cela se produit exactement comme avec la « troisième personne » du mot d’esprit, selon Freud.

Comme on peut le constater, le neutre – qu’il soit mentionné littéralement ou non – dans les textes de Jean Allouch concerne, entre autres, l’écriture, l’analyse, le passage à l’acte et la passe, questions qui s’inscrivent dans le champ freudien. Il est impossible d’examiner chacune de ces questions avec le soin mérité qu’elles requièrent. À tout le moins, on voit que cette problématique est présente dans ses écrits depuis le milieu des années 1970. Les références littéraires n’ont pas été moins importantes non plus : Duras et Beckett, bien sûr, mais aussi Erri de Luca, Annie Ernaux, Stéphane Mallarmé, Georges Perec et Antonin Artaud.

Ce n’est pas ici le lieu de décider si ce qu’il dit sur l’« on dit » dans les textes de Marguerite Duras en 1976, et qu’il reprendra plus tard dans Lettre pour lettre en 1984, ainsi que dans La « solution » du passage à l’acte, auquel il fera encore référence dans Le Sexe de la vérité en 1999 et qu’il évoque à nouveau dans ses Nouvelles remarques sur le passage à l’acte en 2019, restera identique jusqu’à ce qu’il souligne à propos de l’on dans son dernier livre La leçon d’Artaud44. Un travail comme celui-là mérite un fil très fin. Ici, nous dirons seulement que dans de tels passages, il y a du neutre.

On doit noter que les références au neutre dans les derniers textes de Jean Allouch se sont considérablement multipliées, notamment depuis le séminaire qu’il a donné à Paris en septembre 2021. Dans une large mesure, ses derniers textes– articles, conférences et interventions – ont donné une impulsion aux élaborations d’autres membres de l’Elp. Gloria Leff soulignait à ce propos que le neutre a une valeur heuristique qui permet la découverte. Si ce n’est pas une invention, c’est peut-être une autre lecture ; la reconnaissance de quelque chose qui a été là sans être explicité comme tel.

Par exemple, dans L’altérité littérale, postface à la réédition de Lettre pour lettre, Allouch note : « S’employer à interpréter des phrases insensées, à leur attribuer un sens, à les inscrire dans une histoire, n’est-ce pas négliger tout à la fois ce vide d’où elles prennent leur envol, à quoi elles renvoient et où, une fois prononcées, elles se perdent45 ? » Prenant note de cela, et faisant écho à ce vide, Rafael Perez ajoute dans un texte récent : « Il appartient à l’analyste de se situer là, dans ce lieu vide, dans cette région insensée où le sens et le jugement sont suspendus. Il s’agit d’écritures neutres, le degré zéro de l’histoire de la folie, dirait Foucault en citant Barthes46 ».

De son côté, Gloria Leff dit que renoncer à la tentation herméneutique de donner un sens à des phrases insensées, suspendre les connaissances déjà connues lors de l’écoute analytique et briser les dichotomies – santé/maladie, raison/déraison, fou/sain – pour accueillir la folie, tels étaient quelques-uns des traits du travail d’István Hollós47, dont on peut dire qu’il exerçait l’analyse au neutre. On est loin de la prétendue « neutralité bienveillante » qu’une traduction erronée en français attribuait à Freud. En fait, Lacan donnait déjà une indication sur la place de l’analyste par rapport au neutre, en utilisant justement son étymologie latine :

C’est à cet Autre au-delà de l’autre que l’analyste laisse la place par la neutralité dont il se fait n’être ne-uter, ni l’un ni l’autre des deux qui sont là, et s’il se tait, c’est pour lui laisser la parole48.

Le neutre : « une question de sexe »

Maintenant, une scène de Fin de partie, la deuxième pièce de Samuel Beckett. Hamm dit à Clov : « Tu as oublié le sexe. » Et il répond : « Mais il n’est pas fini. Le sexe se met en dernier. » En effet, il reste finalement à dire que « le Neutre est une question de sexe ». C’est ce qu’écrit Roland Barthes dans toutes ses lettres de la dernière séance de son cours en 1978, auquel il ajoute aussitôt « Il est en effet temps, pour finir, de dire un mot de ce par quoi nous aurions dû commencer […] : le Neutre grammatical, le genre Neutre49 ».

Barthes évoque le neutre par rapport à la chose sexuelle près de dix ans avant ses cours au Collège de France, en 1967, dans un article intitulé « Masculin, féminin, neutre », consacré au Sarrasine de Balzac. Dans ce roman, le jeune sculpteur Sarrasine tombe amoureux d’un castrat nommé Zambinella, qu’il tente de séduire par tous les moyens. L’histoire prend un tournant lorsque le sculpteur apprend que Zambinella n’est pas une femme, comme il le croyait.

Barthes souligne la façon dont Balzac a besoin « d’un troisième sexe ou d’une absence de sexe » pour se référer à Zambinella. En l’absence de genre neutre en français, l’auteur recourt aux oscillations et ambiguïtés du discours, définissant la castration comme « un mélange simultané de masculin et de féminin, soit comme la succession des deux50 ». Barthes n’hésite pas à souligner : « en réalité, et la linguistique l’atteste, le neutre ne peut être pris directement dans une structure sexuelle ». En échappant au binarisme sexuel du langage, le neutre « est senti comme une désexualisation ».

Trois ans plus tard, Barthes publie S/Z, une analyse littéraire assez détaillée de ce même roman de Balzac, où il reprend certaines des idées exprimées précédemment : il souligne « le neutre de la castration » (notion dont il n’ignore pas la valeur dans le vocabulaire freudien), mais il rappelle aussi que : « Les corps de Sarrasine, orientés – ou désorientés – par la castration, ne peuvent se situer avec sûreté de part et d’autre du paradigme sexuel51 ».

Enfin, au cours de l’année 1978, la dernière figure du Neutre que Barthes reprend n’est plus celle du castré mais celle de l’androgyne : personnage mythique qu’il ne faut pas confondre avec « l’intersexualité », puisque la référence à l’androgyne n’a rien à voir avec une question génitale mais plutôt une question de genre : c’est la conjonction du masculin et du féminin à la fois. Barthes : « Donc l’androgyne, c’est le Neutre, mais le Neutre, c’est en fait le degré complexe : un mélange, un dosage, une dialectique, non de l’homme et de la femme (génitalité), mais du masculin et du féminin52 ».

Cette dernière séance du cours de Barthes est très présente dans le dernier ouvrage de Jean Allouch, non seulement en raison de la référence à la figure de l’androgyne – comprise comme une « modalité du neutre » chez Artaud – mais aussi lorsqu’il prévient que : « La sexualité reste un piège offrant à qui s’y engage de méconnaitre l’incidence du neutre dans le sexe53 ». D’un côté, le dispositif de sexualité, de l’autre, le sexe comme neutre. Une distribution correspondant à deux analytiques. Donc, il semble que Jean Allouch, après un long parcours, ait répondu à l’une des questions qu’il posait en conclusion de Lettre pour lettre : quel est le statut du sexuel dans la psychanalyse ? Eh bien, le sexe serait-il neutre ?

Claude Cahun – queer avant la lettre – écrivait en 1930 dans ses Aveux non avenus : « Masculin ? féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours54 ». Il faut dire que, au sein des nombreux mouvements du neutre, le genre n’a pas été laissé de côté.

En mars 2020, paraît en France Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, un livre écrit par Éric Marty, professeur de littérature, essayiste et exécuteur testamentaire de Roland Barthes. Un volume d’un peu plus de 500 pages qui propose une « confrontation » : celle de la pensée du Neutre (représentée par Barthes, Derrida et Deleuze) versus la théorie du genre (notamment celle de Judith Butler). Selon Marty, un trouble dans le genre (en écho à l’un des titres les plus célèbres de Butler) était déjà présent dans la réflexion de Barthes depuis les années 1960.

Selon Marty, les modernes ont adopté le neutre pour mettre la différence sexuelle entre parenthèses. La question du genre, telle qu’elle est actuellement débattue, ne serait qu’un autre avatar de cette différence. La première ligne de son livre suffit à entrevoir sa position : « Le genre (gender) est le dernier grand message idéologique de l’Occident envoyé au reste du monde55 ». Donc, selon Marty, face au sens promu par cette prétendue « idéologie », le neutre opère une neutralisation, suspendant le sens véhiculé par la théorie et les gender studies.

Contrairement au genre neutre des Américains – compris comme une identité parmi d’autres – les Français modernes auraient fait du Neutre une nouvelle façon d’être au monde. L’empire des signes de Barthes, l’Anti-Œdipe de Deleuze, la différance de Derrida, ont donné lieu à un nouveau héros : le sujet du neutre, pour qui la perversion jouait un rôle très important. Cela n’aurait pas été possible sans Lacan, bien que Lacan, dit Marty, était « hostile à la pensée du Neutre56 ».

Lorsqu’il fut publié, Le sexe des modernes a été accueilli avec enthousiasme par certains lacaniens, les médias et même les réseaux sociaux. Jacques-Alain Miller n’hésite pas à faire un éloge, d’abord dans une brève présentation et puis dans un entretien avec l’auteur. Dans ce dernier cas, Miller dit : « Je n’ai pas du tout le sentiment que nous ayons là manqué quelque chose57 », en n’adoptant pas le concept de gender, que Lacan aurait rencontré en lisant Sex and Gender de Robert Stoller. Miller affirme également : « Du moins, je ne vois nulle trace chez lui [Lacan] de cette « pensée du Neutre » que vous [Marty] décelez chez les quatre [Barthes, Derrida, Deleuze, Foucault] pour l’opposer à la théorie du genre58. »

Jean Allouch n’a pas été indifférent à la parution du livre de Marty, sur lequel il a fait quelques commentaires en marge de ses derniers textes et interventions59. Il est intéressant de souligner le contraste entre les deux positions. Allouch conclut exactement à l’inverse : « Sans être nommé, le Neutre est présent chez Lacan en bien des endroits60 ». Comment est-il possible que deux lectures de Lacan puissent être si opposées ? Sous quelles suppositions part-on pour qu’elles se trouvent aux antipodes ? Il faudrait déployer toute une série de propositions pour tenter d’apporter une réponse. Ce n’est pas ici l’endroit pour le faire.

Le fait est que, dans certains secteurs de France, d’Argentine et d’Espagne, une certaine « compréhension » du Neutre est devenue l’arme d’une attaque contre le genre61. C’est justement le faux pas de la lecture proposée par Marty. Opposer le neutre au genre implique de le réintroduire dans une logique binaire qui s’exprimerait dans les termes suivants : ou la pensée du neutre ou la théorie du genre. Ce qui est neutre ne se trouve plus comme troisième terme, mais devient l’un des termes opposés du conflit. Marty fait participer le Neutre à une nouvelle logique binaire, d’opposition théorique, conceptuelle et même idéologique. On ne peut s’empêcher de se demander : qu’en est-il du neutre quand on le conçoit ainsi ?

Cette cartographie aboutit finalement à une nouveauté éditoriale : une édition du cours de Roland Barthes sur le Neutre62. À la différence de l’édition précédente de 2002, celle-ci ne repose pas sur les notes, mais sur la transcription du cours donné en 1978. Son édition était confiée à Éric Marty. Une question se pose : quelles nouvelles perspectives sur le neutre seront permises grâce à l’accès à ce nouveau matériel ?

La cartographie présentée ici est, bien sûr, incomplète et peut-être insatisfaisante. Face à la prétention d’inclure tout ce qui a été écrit sur le neutre, ici on a préféré constituer un réseau à partir de ce que chacun a pu trouver dans le parcours de ses lectures, intérêts et préoccupations. Ce n’est qu’une des cartographies possibles du neutre. Considérons-nous que ce parcours va permettre de saisir quelque chose du neutre ? Si, dans un premier temps, nous avons eu l’idée naïve de permettre à certains de s’orienter vers le neutre, pendant le déroulement même du travail nous avons pensé qu’il était plus opportun de le dire autrement : il s’agit en tout cas de désorienter. C’est-à-dire présenter l’ampleur d’un panorama complexe et bourré d’embûches, auquel chacun saura s’il veut y entrer ou non.

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