Written by 21h24 ARTICLES, REVUE N°2

Es Suite

Pola Mejía Reiss

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Es Suite

Pola Mejía Reiss

L’expérience du neutre est impliquée dans toute relation avec l’inconnu.
Maurice Blanchot

Es délogé de l’appareil animique

C’est dans l’échange épistolaire entre Georg Groddeck et Sigmund Freud (de 1917 à 1934) que se trouve le témoignage de la création de deux Es, l’un proposé par Groddeck et l’autre par Freud. Es, dont la première lettre est en majuscule, n’existait pas avant Groddeck. Il est d’ailleurs très rare de le voir écrit sous cette forme et, je suppose, d’autant plus au moment de son invention, époque pendant laquelle la majuscule de Ich était couramment utilisée ; ce n’était pas le cas du es écrit en minuscule et employé comme un pronom impersonnel.

Louis Marin dit, « Les hommes […], ils ont inventé les pronoms… entre lesquels il y en a qui marquent, comme au doigt […]1. » Jean Allouch propose, avec Marin, une précision : il s’agirait d’un « démonstratif neutre » plus que d’un « pronom impersonnel ». Le neutre es acquiert de la plasticité, celle d’un démonstratif : ce qu’il fait, c’est signaler.

En allemand, tout substantif commence par une majuscule. Ainsi, lorsque Groddeck écrit Es avec une majuscule, il invente un mot. Il convertit le démonstratif neutre en un substantif neutre avec son article neutre qui n’existe ni en espagnol ni en français : das Es.

Das Es de Groddeck et das Es de Freud se différencient de par leur structure et leur fonction. Au-delà de la fiction mystico-romantique d’unité à laquelle ne veut pas renoncer Groddeck, ce que fait Freud est de forger un hybride : le substantif neutre devient un nom qui ne perd pas son caractère de démonstratif neutre.

À quel besoin répondait l’introduction de cette invention ?

Il est frappant de constater que depuis sa création, Es signale l’inconnu. Lorsque dans une lettre à Groddeck datant du mois d’avril 1921 Freud s’approprie le Es et élabore son premier dessin de l’appareil animique, il évoque : “le profond” , pour se référer au Es ; « l’autre psychique » dans Le moi et le ça de 1923 ; en 1933, lors de la « Conférence 31 » de Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse : « Ne vous attendez pas à ce que j’aie grand-chose de nouveau à vous communiquer sur le Es, hormis le nouveau nom. C’est la partie obscure, inaccessible de notre personnalité2 ». Et un an avant sa mort, dans les dernières notes de ses écrits posthumes, datées du 22 août 1938, Freud écrit : « Mystique, l’obscure autoperception du royaume extérieur au Ich, au Es3. »

L’inconnu acquiert une force débordante à la fin de la « Conférence 31 ». Alors que Freud vient à peine de présenter le troisième et dernier dessin de son appareil – douze ans après le premier – quand la province animique relative au Es déborde. Freud invite le lecteur à rectifier : « l’espace couvert par le Es inconscient devrait être incomparablement plus grand… », et ne cesse d’estomper les frontières de l’appareil en « champs colorés qui se perdent les uns dans les autres » ; il admet que « les efforts thérapeutiques de la psychanalyse » ont, dans un sens, une approche semblable à certaines approches mystiques et c’est dans cette perspective que surgit son dicton : Wo Es war, soll Ich werden.

Conscients qu’il soit vain de traduire cette phrase, nous nous tenons à ce qui s’est passé : son apparition indique qu’un tournant a eu lieu. Ainsi l’on constate une hypothèse de Lacan mise en lumière par Jean Allouch4. L’hypothèse dit que Es, dans l’aphorisme de Freud : Wo Es war, soll Ich werden, ne serait peut-être pas le ça de la seconde topique. Effectivement, ce Es provient de la dissolution de l’appareil psychique. Un mouvement a eu lieu : délogé de son lieu dans l’appareil, Es acquiert un lieu sous une forme aphoristique.

La forme aphoristique, souligne Blanchot, est une manière d’accueillir l’inconnu sans prétendre le retenir. Cependant, étant donné que c’est une forme isolée — « l’horizontal de tout horizon » — elle ne peut pas sortir de cette limite, passer d’un mot à un autre « à moins que ce soit par un saut et en prenant conscience d’un intervalle difficile5 ».

Que fait Allouch de l’aphorisme intraduisible ? Une inversion /invention qu’il formule ainsi :

Là où était le sujet de l’inconscient, là même ça [Es] aura eu lieu6.

Qu’est devenu le Ich ? Où est-il passé ? Allouch le déloge et dans ce même mouvement, ont lieu une affectation des termes et une inversion : « Là où était le sujet de l’inconscient », passe au premier temps dans la phrase : / Wo Es war / ; « là Es [ça] aura eu lieu », passe au second temps : / soll Ich werden /.

Dans ce mouvement, Es acquiert une forme qu’il n’avait pas : « aura eu lieu ». Allouch a recours aux poètes pour désigner ce lieu / temporalité : « Le neutre blanchotien, l’aura eu lieu provient tout droit d’un vers de Mallarmé : “Rien […] n’aura eu lieu […] que le lieu”7 ».

Freud aurait-il réalisé que dans sa langue, dans son Es hybride, neutre et inconnu ont fusionné ?

Maurice Blanchot met en relation le neutre et l’inconnu, l’inconnu et le neutre. En particulier, un de ses passages effectue la disjonction de cette fusion dans les formulations de Freud. Ainsi, Blanchot formule la question suivante : « L’inconnu est toujours pensé au neutre8 ».

Freud trouve la manière de rendre présent das Unerkannte, l’inconnu comme tel. C’est ainsi que Es devient un nom neutre pour le désigner. C’est une de ses formes possibles, une modalité du neutre.

Au sujet de l’époque pendant laquelle Es a été inventé

Pendant la période de l’entre-deux-guerres, alors que fut inventé Es, tout ce qui renvoyait au lieu était particulièrement problématique, à commencer par la géographie la plus élémentaire. Par exemple, le comte Morstin, dans une nouvelle de Joseph Roth, commença à émettre des réflexions énigmatiques et insolites au sujet de la ville natale. Il venait de Lopatyny et se demandait si ce village continuerait à être sa ville natale alors qu’elle appartenait à présent à la Pologne et plus à l’Autriche… N´était-il plus Autrichien, à présent ? Était-il Polonais9 ?

Joseph Roth fut un des grands écrivains de l’époque de l’entre-deux-guerres, appelée la « République de Weimar », un lieu au-delà du géographique, peut-être plutôt le nom d’un Zeitgeist, d’un esprit du temps où l’inconnu a acquis une forte présence dans la vie des gens, après la première guerre « moderne ». Le potentiel destructif, ainsi inauguré comme cela, a complètement transformé ce qui était entendu par les concepts de guerre et de mort. À présent, « si l’un des deux gagne, c’est la fin pour les deux », souligne Hannah Arendt10. Les nouvelles règles du jeu de la guerre, n’ont pas de précédent dans les guerres antérieures. Ce n’est pas pour rien que la Grande Guerre est connue comme la Urkatastrophe, « la catastrophe originelle du xxe siècle ».

Cette forte présence de l’inconnu comme tel, a-t-elle une certaine relation avec le Es freudien ? Son invention coïncide, même chronologiquement, avec la « République de Weimar », qui commence en 1918 et se termine en 1933, année de la publication de la « Conférence 31 » citée plus tôt.

De plus, il y a une autre coïncidence : c’est également pendant cette époque que fut inventé un autre terme pour indiquer une rencontre avec l’inconnu : Neue Sachlichkeit, terme traduit par « Nouvelle objectivité ». On verra que tout comme avec la traduction de l’aphorisme, le même phénomène a lieu pour cette traduction. Le saut d’une langue à l’autre ne se produit pas. En effet l’adjectif sachlich contenu dans Sachlichkeit est une expression idiomatique et donc difficile à traduire. Son sens est mouvant. Il dépend, à chaque fois, d’une énonciation spécifique. Sachlich, allure de neutre ?

Pour ce qui nous intéresse à présent, le suffixe keit uni à l’adjectif, forme un substantif qui, nous le verrons, ne cesse d’être affecté par cette qualité mouvante de sachlich.

Le créateur du terme Neue Sachlichkeit fut Gustav Friedrich Hartlaub. Avant la guerre, Hartlaub avait mis ses espoirs dans l’expressionnisme, le concevant comme une possibilité de guérison de l’art et de la société. Il était romantique. Désillusionné, après la guerre, il reconnut que quelque chose se passait ; « un sentiment général » qui débouchait sur une nouvelle tendance. Dans la Kunsthalle de Mannheim dont il était le directeur, il réunit l’œuvre de trente-deux artistes et, inaugura en été 1925, une exposition : Neue Sachlichkeit. Deutsche Malerei seit dem Expressionismus (« Nouvelle objectivité. La peinture allemande depuis l’expressionnisme »).

De ce « sentiment général », voici ce que dit Hartlaub :

Il s’agissait de définir un brusque changement d’état d’esprit, face à une abstraction incontrôlable. On voulait avant tout s’exprimer de nouveau de manière réaliste.

Trois ans après l’exposition, il écrit :

Il est en somme passé. Ce qui est resté, c’est le terme, qui s’est déjà vidé – et une profusion de malentendus11.

Neue Sachlichkeit, le nom qui désignait ce rassemblement de tableaux, se vida de ses objets et devint un terme vide, pour désigner quoi ?

Une autre exposition

Dans l’actualité, Neue Sachlichkeit, Nouvelle Objectivité, désigne les manifestations artistiques des temps de la République de Weimar. La volonté de saisir dans un genre ce qui a eu lieu est vain. Cependant, une série de caractéristiques ont été répertoriées selon des thématiques et ce, dans le cadre de l’organisation d’une grande exposition qui a eu lieu au Centre Pompidou en été 2022 : Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander. Les thématiques étaient les suivantes : standardisation, montages, les choses, la Personne froide, rationalité, utilité, transgression, la masse anonyme.

L’exposition était composée de galeries décorées de tableaux de Beckmann, Dix, Grosz, Bertsch, Kanoldt… (certains d’entre eux étaient à Mannheim en 1925 et plus tard à Munich lors de l’exposition « Art dégénéré » de 1937) ; on pouvait entrer dans de petites salles de projections cinématographiques : Berlin. Symphonie d’une grande ville. Ailleurs, on entendait la musique de Kurt Weill ; il y avait également des meubles du Bauhaus, d’énormes photographies d’immeubles de Gropius, de la cuisine pratique pour les villes, (comme les cuisines équipées d’aujourd’hui) créée par l’architecte autrichienne Margarete Schütte-Lihotzky ; une photo composée de quelques fers à repasser en métal brillant avec des manches en bois à côté d’une autre photo dévoilant des feuilles d’arbre à caoutchouc, ou encore celle d’Heinrich et Erika Mann où à première vue il est impossible de distinguer qui est qui, parmi ces deux figures vêtues en garçon ; des photos de mises en scène du théâtre de Brecht et du nouveau genre opératique de Hindemith, la Zeitoper, « l’opéra du temps », mais également celui du vampire Nosferatu et du docteur Mabuse… Au sein même de cette grande exposition, se trouvait également une autre grande exposition photo d’August Sander, présentant une partie de son projet colossal de faire le portrait de « l’Homme (Mensch) du XXe siècle ».

L’exposition en elle-même démontrait une telle force créative que le spectateur en sortait intimidé. Sophie Goetzmann assistante conservatrice avertit :

Cette exposition en deux parties vise à proposer une relecture de la production culturelle de la République de Weimar à travers le prisme du mot-clé sachlich, dont la difficile traduction dans d’autres langues suggère le caractère idiomatique12.

Les conservateurs, Angela Lampe et Florian Ebner, écrivent en guise d’introduction du catalogue de l’exposition la question suivante : « L’adjectif “sachlich” peut-il se traduire en français comme sobre, fonctionnel, pratique, prosaïque, neutre, sans émotion ou objectif ?, ou toutes ces caractéristiques sont-elles contenues en lui ?13 »

La multiplication des caractéristiques donne une idée de la complexité en jeu, et obstrue en même temps ce que disait Hartlaub, à savoir : Neue Sachlichkeit est un terme vide.

Ce que l’on sait, c’est que ce sachlich dont ils parlent émergea de la Urkatastrophe, la catastrophe originelle ; mais qu’est-ce qu’on sait en sachant cela ? D’après Hannah Arendt, « ceci, qui a émergé après la Grande Guerre a une caractéristique : la rupture des traditions comme un fait accompli. Et non comme un problème14 ».

Au début, une danse macabre

On peut savoir qu’il y a troumatisme dès lors que ce trou pousse à l’invention, contraint à inventer.
Jean Allouch

Joseph Roth (considéré par la critique comme un écrivain qui effectua le passage de l’expressionnisme à la Neue Sachlichkeit), écrivit – entre autres – une nouvelle intitulée La marche de Radetzky. Tout se passe au moment du crépuscule. « Nous sommes déjà morts », dit Chojnicki. Vers la fin de la nouvelle, apparaît une mise en scène de la goutte qui fit déborder le vase, celle qui entraînera le commencement de la Grande Guerre ; la macabre création collective d’un vide.

Dans une ville frontalière de l’Empire Austro-hongrois, le régime de dragons a organisé un grand festival. Il faut fêter la veille des 100 ans de la fondation du régime qui se célèbrera l’année prochaine. En pleine fête, la nouvelle arrive :

L’héritier du trône a été assassiné !
La marche funèbre ! —cria Benkyö.
La marche funèbre ! — répétèrent quelques-uns.

Les deux bandes militaires qui animaient la danse, commencèrent à jouer par cœur, sans partition, se trompant parfois, La marche funèbre de Chopin. Les invités, « des guirlandes de couleurs et des confettis leur couvraient les épaules et les cheveux » :

Ils marchaient en cercle dans la superficie vide et resplendissante du parc. Ils s’entouraient les uns les autres de sorte que chacun se dirigeait endeuillé vers le cadavre qui se trouvait devant ; et dans le centre, gisaient les cadavres invisibles de l’héritier du trône et de la monarchie. Ils étaient tous ivres.

Les morts

La Neue Sachlichkeit pourrait aussi désigner la circonstance dans laquelle, des monarchies mortes, émergèrent les Républiques, comme celle de Weimar et cette autre dans laquelle vivait Freud, nommée par Zweig dans Le Monde d’hier : « Ainsi fut décrété que la République Austro-allemande devait exister. On ordonnait à un pays qui ne voulait pas exister (cas unique dans l’histoire) : “Tu dois exister !” »

L’épicentre de la Neue Sachlichkeit était Berlin. La Révolution de novembre 1918, prit fin le 19 janvier 1919 avec l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Quatre jours plus tard, l’Assemblée nationale constituante siégeant à Weimar fut élue, rédigea une constitution et donna son nom à la République.

Une fois à Berlin, la coalition au sein du parlement entre communistes, sociaux-démocrates, catholiques, libéraux, conservateurs, radicaux de droite, fut difficile, pour en dire peu ; coups d’états échoués, soulèvements, scandales médiatiques, discussions houleuses, affrontements dans la vie quotidienne ; un deuil imparable qui mettait en évidence un problème : la relation entre l’État et l’individu.

Derrière ce deuil s’en cachait un autre, aspect qui fut relevé par Alfred Döblin dans un passage de Novembre 1918. Une révolution allemande15. (Alfred Döblin –proche de la psychanalyse dans sa pratique médicale, proche et éloigné de Freud – et dont la critique dit qu’il amena la Neue Sachlichkeit à un point culminant dans sa nouvelle Berlin Alexanderplatz).

Dans la première partie de Novembre 1918. Une révolution allemande, Friedrich Becker, lieutenant décoré, philologue et professeur, retourne au lycée après s’être remis de ses blessures de guerre. Face aux débats animés entre ses élèves sur la question entre l’État et l’individu, et devant leur désir que leur professeur leur partage son expérience de la guerre, Becker leur propose de lire Antigone, et dit ce qui suit :

— Personne, aucun de nous, même si on critiquait parfois l’État, notre État, n’hésitait à mourir pour lui. On obéissait. C’est comme ça qu’on entra en guerre. On y mit toutes nos forces, notre volonté et nos connaissances et on s’effondra en tant que collectif. Dans ces circonstances, le fait de chercher des criminels de guerre dans le pays et à l’étranger comme cela se fait aujourd’hui n’a pas de sens et ce n’est pas non plus digne. Nous sommes tous coupables, nous tous, qui avons vécu et participé à la guerre.

— Pourquoi il faudrait être coupable ? — demanda un élève.

— Vous avez là une question obscure. Voyez la punition. La malchance est presque là. Considérez cela : il n’y a de faute tangible de personne, aussi petite soit-elle, comme celle d’Œdipe. Mais quelque chose, quelque chose nous concernant donne son verdict.

— Qui devrait être ce Quelque chose d’obscur, est-il au-dessus de nous ? — demanda l’élève.

— Derrière la question de l’État et de l’individu – répondit le professeur – se cache la question de la mort. Et c’est là que nous arrivons réellement au cœur de la tragédie d’Antigone. Certains d’entre vous ont été choqués par le fait que toute une tragédie soit construite sur le différend autour de la question de si un mort doit être enterré ou non. Mais le thème d’Antígone n’est pas le sentiment contre le devoir, ni le devoir contre l’État, ou contre les cieux, mais plutôt la manière dont le monde des vivants doit se mettre en lien avec le monde des morts 16.

Döblin sort la question de la mort de sa cachette, de derrière l’arène (gr. paláistra « lieu dans lequel on lutte »). Il place le deuil ailleurs : comment deux collectifs restant de cette guerre — le monde des vivants et le monde des morts — doivent-ils se mettre en rapport ?

Franz Radziwilli Einer von den Vielen des xx. Jahrhunderts.  « L’Un des nombreux du XXe siècle ». (1927)

Franz Radziwilli
Einer von den Vielen des xx. Jahrhunderts. « L’Un des nombreux du XXe siècle ». (1927)

Autour de Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort

« Les hommes meurent effectivement, et non plus un par un, mais en nombre, souvent par dizaines de milliers en un seul jour », disait Freud en 1915, dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort17, comme s’il constatait la vérité, « les hommes meurent effectivement ».

« Mon fils aîné est sur le front depuis deux mois, peut-être en Galice […]. Un deuxième fils est à Klagenfurt attendant qu’on en fasse usage [bis man ihn verwenden kann] », écrit Freud à Lou Andreas-Salomé le premier avril 1915. Et le 7 juillet il lui dit que son fils aîné a reçu une balle dans sa casquette et une autre qui lui a frôlé le bras, mais qu’aucune n’a interféré avec son activité. Trois jours après, le 10 juillet, il écrit à Ferenczi que, si la guerre dure une année supplémentaire, il ne restera personne de ceux qui sont au front. « Dans ces circonstances, il fit un “rêve prophétique” dans lequel deux de ses enfants mouraient. Le contenu du rêve était clair pour lui : il s’agissait d’un “défi audace aux forces occultes”18 ».

Ce même mois de juin, il écrit dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort :

Et il ne s’agit plus de hasard. Il apparaît certes encore que c’est par hasard que cette balle atteint l’un et pas l’autre, mais cet autre, une seconde balle peut aisément l’atteindre ; l’accumulation met fin à l’impression de hasard. La vie, certes, est redevenue intéressante, elle a retrouvé son plein contenu19.

Dans ces circonstances, Freud distingue deux groupes : ceux qui eux-mêmes, au combat, sacrifient leur vie, et les « autres qui sont restés à la maison, et n’ont qu’à attendre de perdre un de ceux qui leur sont chers par la mort suite de blessure, maladie ou infection ».

Dans l’une de ses lettres à Lou Andreas-Salomé du 9 novembre 1915, nous apprenons que l’autre fils, Ernst, qui dans le passé, « au bon vieux temps » étudiait à Munich, ne se trouvait pas, par hasard dans le refuge, « et il fut le seul qui échappa au sort d’être tué par l’impact d’une grenade. Croyez-vous que l’on puisse avoir confiance en la répétition de telles circonstances ? » Et quelques jours plus tard : « On a permis à mon fils de concevoir lui-même le monument funéraire pour ses camarades ; ce sera donc son premier travail en tant qu’architecte20 ».

En pleine guerre, la mort émerge comme une vérité indomptable.

Jean Allouch avertissait, dans les années 90, dans la première note de bas de page de Érotique du deuil au temps de la mort sèche : « L’on commence aujourd’hui seulement, à mesurer l’étendue des dégâts21… ». Et Freud disait déjà dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort : « que nous ne pouvons pas maintenir le rapport à la mort qui fut le nôtre jusqu’à présent, et que nous n’en avons pas encore trouvé de nouveau ».

Cependant, deux mois avant de dire cela, il avait écrit Deuil et mélancolie (mai) où il n’utilise jamais le mot der Tote, le mort. Il détourne le mot en évoquant le fiancé qui perdit sa fiancée ou vice-versa. Ce fut, de sa part, une tentative ratée de domestication de la mort à travers un travail de deuil de chacun avec soi-même qui pourrait conduire au remplacement de l’être aimé perdu22.

Ce qui ressort de ce texte, à la lumière des circonstances de cette année 1915, c’est la terminologie qui organise une espèce de mécanisme afin de différencier la mélancolie du deuil : le Kräftespiel, jeu de forces, les investissements, surinvestissements, soustraction d’investissements, contre-investissements, Ambivalenzkämpfe, batailles d’ambivalence, Einzelkämpfe, batailles individuelles, le conflit.

Ainsi parlaient-ils de leur expérience. Par exemple, le 7 juillet 1915, Freud écrit à Abraham que le fait de sortir de Vienne lui a fait beaucoup de bien. Il effectua un voyage à Berchtesgaden, et fut surpris par le fait que son séjour y fut si agréable. « Il explique seulement que la libido libérée par la perte de l’Italie, souhaiterait s’y installer23. »

À la différence de Döblin et de Radziwilli qui constatent seulement quelque chose d’insaisissable, il semblerait que Freud tente de le saisir. De même dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, avec ses recherches dirigées vers la relation que put avoir l’homme primordial avec la mort, et ce qui persiste de lui en nous. Cependant, dans ce texte, Freud est plus proche de ce qui se passe que dans Deuil et mélancolie. Ce qu’il dit non loin de sa conclusion :

Ne vaudrait-il pas mieux faire à la mort, dans la réalité effective [Wirklichkeit] et dans nos pensées, la place qui lui revient et faire un peu plus ressortir notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, que nous avons jusqu’à présent si soigneusement réprimée ?

Lou Andreas-Salomé trouve un certain réconfort dans cet essai de Freud, qui lui écrit dans une lettre du 15 juillet :

C’est si bon et si réconfortant d’écouter une voix qui nous parle du fond du cœur – à « nous » qui, alors dispersés dans tout type de pays et nations, formons une tribu de personnes appartenant les unes aux autres24.

Les morts et la mort

Es, un neutre, et Neue Sachlichkeit, terme vide, émergent tous deux dans le contexte d’une expérience limite. Ils s’éclairent mutuellement : leur émergence ne peut s’envisager en marge de la manière dont la Grande Guerre a projeté en premier plan l’inconnu. Elle l’a mis sur la table comme ce pouvoir et cette force de la mort : insaisissable.

Mais peut-être pas tout à fait, parce qu’il y a des morts. Ce qui arrive c’est ce quelque chose sachlich, tatsächlich, en effet, il y a beaucoup de morts.

Il est évoqué ainsi dans une partie de Berlin Alexanderplatz (1929) : le récit s’interrompt et l’actualité immédiate de 1928 apparait dans les quartiers prolétaires du Berlin oriental :

Berlin ! Berlin ! Berlin ! Tragédie au fond de la mer, sous-marin coulé. L’équipage s’asphyxie. Et s’ils s’asphyxient, ils sont morts, personne ne les pleurera, c’est une chose passée, c’est terminé, on efface et on recommence. En route, en route. Deux avions militaires se percutent. Alors ils tombent, alors, ils sont morts, que personne ne les pleure, le mort au trou25.

Dans quelque chose de si quotidien, le trou prend place. Le trou, en tant que lieu, est ici une marque de l’altérité entre vivants et morts. Mais, comment appréhender le trou comme lieu si nous considérons deux choses, en plus de l’état dans lequel sont restés les vivants : d’une part, nombreux sont les morts n’ayant pas pu être enterrés, et même ainsi ils sont dans le trou. D’autre part, un mort ne substitue pas la terre évacuée, ni ne remplit un trou, mais il crée un trou. De quel trou s’agit-il donc ?

On envisage une altérité entre vivants et morts où les morts transforment les vivants et les vivants transforment les morts. Mais ceci, dans la mesure où la distance qui les sépare n’augmente pas avec l’illusion du romantisme de l’union éternelle, au contraire. Les morts sont là, très près. C’est une distance qui ne masque pas l’inconnu. Blanchot : « L’inconnu ne sera pas révélé, mais indiqué26 ». Une régulation s’effectue par le neutre dans cette altérité qui empêche l’unité.

Georg Grosz,  « Sans titre » (1920)

Georg Grosz, « Sans titre » (1920)

Cette distance, ou peut-être pourrait-on dire cette relation qui est une « non-relation » entre vivants et morts ? Cette distance porte la marque de la mort de Dieu, comme dans cette strophe du poème Gegen Verführung (1925), « Contre la séduction », de Brecht :

Ne vous laissez pas séduire

aux corvées et aux fatigues !

De quoi donc auriez-vous peur ?

Vous mourrez avec les bêtes

Et il n’y a rien après 27.

La marque de cette altérité comme un aperçu du neutre est indiquée par le trou comme lieu.

George Grosz « Peintre du trou » (1933)

La mort, ce que les morts montrent aux vivants, la mort, ce n’est pas les morts. La présence de ces morts donne lieu à la création de nouvelles formes. Mais si Neue Sachlichkeit est un terme vide, il n’est autre que le nom d’un mouvement, la création de formes inclassables qui font allusion à das Unerkannte après la catastrophe originelle, mouvement dont fait aussi partie das Es, un nom neutre pour le désigner.

Dernièrement, Jean Allouch a repris cette allusion à cette inaccessibilité dans trois pages de L’Autresexe, sous-titrées « Un impossible réveil », dans lesquelles il fait une observation « à certaine solidarité de cette inexistence [de la relation sexuelle] avec la mort », dont Lacan aura parlé pendant une brève période (1974-1975) et de rares fois.

De ces trois pages, je ne reviens qu’au parcours d’Allouch pour faire une variation du vers de Calderón : « La vida es sueño ». Il cite Lacan : « On ne se réveille jamais : les désirs entretiennent les rêves. La mort est un rêve entre autres rêves qui perpétuent la vie ». Ainsi, Allouch peut dire : « La muerte es sueño ». « La mort est un rêve ». De ce fait la mort « prise comme telle serait ce réveil … qui n’a pas lieu. Une inaccessibilité double et conjointe : celle de la mort et du réveil28. »

Freud observe, dans L’interprétation des rêves, que comme on dit : « j’ai rêvé que … », il est également courant de dire en allemand : « il m’est arrivé de rêver que …29 » ; c’est-à-dire que les rêves nous sont montrés comme quelque chose d’étranger, d’extérieur à nous-même. « Une autre scène », ein anderer Schauplatz — qui est scène, scénario et également théâtre.

« La mort propre est irreprésentable, et aussi souvent que nous en faisons la tentative, nous pouvons remarquer qu’à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateurs » écrit Freud dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort30. En d’autres termes, nous ne sortons pas du théâtre (Schauplatz). À ce propos, Peter Brook fait remarquer que « le théâtre est comme le silence. Quand on parle de lui, il disparaît ». On peut dire quelque chose de similaire à propos du neutre.

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