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DEUX PAGES D’HISTOIRE
À propos du livre de Dimitri Kijek, Psychiatrie désemparée. Un héritage1
Marie-Claude Thomas
Nous sommes un pays désemparé qui flotte,
Sans boussole, sans mâts, sans ancre, sans pilote,
Sans guide, à la dérive, au gré du vent hautain,
Dans l’ondulation obscure du destin
Victor Hugo2
Je voudrais que cet objet-événement [Histoire de la folie], presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se fragmente, se répète, se simule, se dédouble, disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni de dire ce qu’il devait être
Michel Foucault3
Peut-on dire que Psychiatrie désemparée se glisse dans le métonymique4 destin que Michel Foucault souhaitait pour les suites de son livre ? Dans un certain sens, oui. Mais ce sens est sous-jacent : c’était, là, une sorte de cri que la renommée de l’Histoire de la folie portera loin ; c’est, ici, le cri que mon amitié pour Dimitri Kijek veut entendre.
« Le langage de la psychiatrie, écrivait Foucault en 19615, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence. » Ce silence, celui de la rupture de l’échange de la folie et de la raison du fait de la prise de la folie en maladie mentale par la psychiatrie, est ici troublé, non par un fou, mais par un psychiatre.
Et ce n’est pas d’une plume littéraire clinique, mais d’un stylo à bille que se sert Kijek, de ces stylos qui déforment la belle écriture et s’incrustent dans le papier. Pour dire les transformations de la psychiatrie, la carence actuelle de ses moyens, son « désastre » (p. 96), il procède en deux temps : celui d’un passé inaugural toujours présent et celui d’un présent en cours. Ce sont ces deux pages qui vont être brièvement présentées… mais n’y en aurait-il pas une troisième, blanche elle, qui donnerait en quelque sorte la clé de la résonance du titre ?
La première page s’écrit avec la science moderne et la figure de Pinel.
De cette période de l’histoire de la civilisation occidentale, celle de la science moderne, connue notamment par les travaux d’Alexandre Koyré7, Kijek met l’accent me semble-t-il sur trois points : celui de la constitution de la science moderne et de la médecine, celui de la politique, celui de la figure de Philippe Pinel & Cie, tous trois intriqués. Rappels :
Il suffira ici de dire, tant la chose est ample et justement résumée dans le livre, que la médecine et ce qui allait devenir la psychiatrie se sont constituées dans les coordonnées de la science et de l’idéologie issue dudit siècle des Lumières : n’ayant pas le terme « psychiatrie8», aussi les ouvrages de Pinel, monumentales classifications, s’intitulent-ils Nosographie philosophique ou méthode d’analyse appliquée à la médecine (1800) et Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale (1800) (p. 53-60). Observations, expérimentations, médecine des organes, classifications seront les critères des connaissances concernant les aliénés9.
L’observation des aliénés commence, pour le médecin Pinel, d’abord dans la maison Belhomme en 1788, lieu de refuge pendant la Révolution française, puis à Bicêtre en 1793 pendant la Terreur (1792-1794) et la Grande Terreur au printemps 1794 :
C’est à l’acmé de cette barbarie que Philippe Pinel se retire à Bicêtre. Il y a là une concordance des dates qui devait nous faire préciser cet aspect du contexte historique dans lequel est née la psychiatrie. Et l’on peut s’interroger sur le silence absolu que fit porter son fondateur, de même que ses biographes, sur ces troubles sanglants… (p. 19).
Ces éléments étayent donc l’hypothèse selon laquelle la psychiatrie s’est constituée d’emblée dans un univers clos sur lui-même, non seulement par stigmatisation sociale, mais également du fait des événements politiques du moment (p. 20).
De Pinel, Kijek accentue les deux mythes qui l’entourent, pour ne pas dire l’auréolent : celui du « traitement moral », « beaucoup moins généreux qu’on a voulu le dire, puisqu’il était, avant tout, pragmatique et politiquement induit. » (p. 21) – les thérapies comportementales et les remédiations actuelles en dérivent. Et celui qui fait de Pinel le libérateur des insensés de leurs chaînes. On sait maintenant que ces innovations – le respect du fou et l’organisation méthodique de ses conditions de vie – sont en fait dues à Jean-Baptiste Pussin devenu « gouverneur en charge du quartier des fous » de Bicêtre en 1785, institution dont Pinel sera médecin des infirmeries en 179310.
L’analyse que fait Kijek du tableau du peintre Charles Müller, Pinel libérant les aliénés de leurs fers en 1792 (p. 38-52) montre comment s’est construit ce mythe.
Esquirol, Falret, puis le fils de Pinel, outre leurs propres apports à la psychiatrie, perpétueront ces narrations congruentes avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Ces savoirs et savoir-faire se réalisent dans, et réalisent, des institutions d’ordres différents : asiles, hôpitaux, académies scientifiques, lois, etc. (p. 64-72, 79-83).
Que ces innovations de la fin du XVIIIe-début XIXe siècle, que cette synergie pour, disons, un traitement simplement humain des aliénés, soient à porter au compte de ces aliénistes, nul n’en doute ! vu les conditions antérieures absolument misérables de la plupart d’entre eux.
Mais l’analyse critique de Dimitri Kijek porte sa question ailleurs… Je la dirai à ma manière : qu’est-ce qui fait qu’une certaine déviance – dont les noms et les questions varient selon les époques – ait été prise par la médecine, comme elle avait été prise par la religion ?
La seconde page – ou deuxième ? – s’écrit avec GAFAM et DSM
C’est notre présent avec les fictions à venir. Présentation :
Qu’en dire ? Sinon que l’exclusion du sujet par la science, selon la formulation de Jacques Lacan, va en s’amplifiant. Les méthodes mêmes utilisées par la psychiatrie dite scientifique le démontrent. « On se surprend ici à retrouver, deux cents ans plus tard les mêmes principes qui régissaient la psychiatrie scientifique à l’époque de Philippe Pinel. » (p. 106). Mais y-a-t-il lieu de s’étonner qu’une discipline née dans la science moderne et dans le système économique qui lui est consubstantiel, y reste ? Y reste et y emprunte les progrès technologiques ? D’où vient cette surprise ? Je proposerai une réponse en conclusion.
Kijek pose le problème qu’il conçoit ainsi dès l’introduction :
Nous sommes devant une contradiction globale et une impossibilité de continuer à donner le même sens aux faits tels qu’on les observait lorsqu’on inventa la psychiatrie. Que s’est-il donc passé pour qu’à ces deux extrémités, il y ait de telles dissonances ? […] Nous verrons que c’est l’inflexion de cette pensée originelle qui entraînera un durcissement de ses appuis scientifiques jusqu’à nos jours, avec le risque, non négligeable, que cela conduise ses acteurs, dans un futur proche, à passer la porte du transhumanisme, sujet de société s’il en est, et qu’il nous faudra ici aborder (p. 11).
En premier lieu, ces innovations concernent la communication : modifiée par l’informatique et le numérique, elle a les répercussions que nous connaissons dans le travail, les mobilités professionnelles…, bref, ce qui fait qualifier notre quotidien de « modernité liquide » (p. 89) dont l’une des caractéristiques serait d’être « post-hiérarchique », entendez : critique des traditions qui font la norme (famille, État, citoyen, etc.). Précisément, en psychiatrie, ces nouvelles techniques sont utilisées pour faire les diagnostics, les traitements et les localisations organiques de ce qui s’appelle dorénavant « maladie mentale » (p. 91-96).
Ce qui se nomme transhumanisme, à savoir le projet d’accroître les capacités physiques et intellectuelles des humains par les progrès techniques et scientifiques, neuro-pharmacologiques, absorbe des investissements au détriment des travailleurs cliniciens – pénurie actuelle des services psychiatriques.
Lorsque je lis cette remarque de Kijek : « Ces avancées inédites laissent envisager un avenir souvent fascinant, si l’on oublie qu’il n’est pourtant qu’une construction destinée à mieux contourner notre misère existentielle et notre vulnérabilité. », je ne peux que superposer les « anciennes » promesses des religions monothéistes à celles de la science ! Déjà Dostoïevski :
L’homme se haussera d’un esprit d’orgueil divin, titanesque, et, là paraîtra l’homme-dieu. En dominant chaque instant la nature, et cette fois sans limite, par sa volonté et par la science, l’homme sentira une jouissance si haute qu’elle lui remplacera toutes ses espérances précédentes des jouissances clestes11.
Une troisième page, blanche
Cette contradiction [celle qui est entre le modèle scientiste et le sujet en souffrance] commence peut-être à se savoir, du moins de manière latente, chez les étudiants qui pourraient être intéressés par le colloque singulier que suppose l’idéal psychiatrique, ce qui peut les détourner du choix de cette profession (p. 107 et dernière phrase du livre, je souligne).
Quel est cet « idéal psychiatrique » ? N’est-ce pas celui de la page non écrite du livre, juste mentionnée dans l’introduction, celle de l’histoire de la psychiatrie institutionnelle, dénommée « psychothérapie institutionnelle » qui, après la Deuxième Guerre mondiale et pendant un demi-siècle, a dominé la psychiatrie ? Sensible à la philosophie phénoménologique, à l’analyse existentielle et à la psychanalyse, elle a pu en effet réaliser de nouvelles pratiques de la psychiatrie, moment d’une sorte de parenthèse à l’abri du scientisme ambiant, mais aussi illusion forcément vouée à l’échec – car faut-il le marteler : la psychanalyse n’a rien à voir avec la psychiatrie. La psychiatrie est prise dans le mouvement apparemment inexorable… de quoi ? de la science ? Serait-il trop facile de s’en prendre à une entité fabriquée par l’homme ? du désir ?
Reste la parenthèse de la psychanalyse, qui l’articule, ce désir… À la condition qu’une version de la psychanalyse, version anthropologique actuellement à la mode, ne se prenne pas les pieds dans ce nouveau tapis.
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